Qui dit Germaine dit Rosaire

  

J’ai connu Jean-Marc il y a 20 ans à la polyvalente où nous enseignions tous deux, lui le français moi les mathématiques. Son épouse, Estelle tenait maison et élevait leurs trois filles. Au fil du temps, nous sommes passé du stade « collègues de travail » à celui « d’amis ».

J’ai rapidement compris que son couple battait de l’aile. Estelle était ce qu’on appelle une Germaine, une femme qui gère et qui mène. À chaque semaine, elle dressait la liste des tâches que Jean-Marc devait effectuer la fin de semaine. Elle décidait où la famille allait passer ses vacances estivales, quand et comment. Inutile de dire que je plaignais beaucoup mon collègue d’être ainsi mené par le bout du nez. Aussi, pour l’aider à ventiler sa situation familiale, je décidai d’inviter Jean-Marc à participer à certaines de mes activités sportives.

Je l’invitai tout d’abord à jouer au golf avec des amis d’enfance. Dès le deuxième trou, ses souliers commencèrent à lui faire mal. Jean-Marc expliqua qu’il avait les pieds larges et que le vendeur d’articles de sport lui avait vendu la mauvaise paire de souliers. Heureusement, la boutique du club de golf louait tout l’équipement nécessaire pour réussir un oiselet : Jean-Marc trouva chaussure à son pied et put terminer le parcours de façon honorable. Je décidai néanmoins de ne plus jouer au golf avec lui et de l’inviter plutôt à une activité requérant moins d’équipement : la natation. Je l’amenai à la piscine municipale où nous commençâmes à faire des longueurs. Jean-Marc s’arrêta au bord de la piscine après la deuxième longueur pour vider l’eau de ses lunettes de natation. Il recommença à nager, mais dut bientôt s’arrêter à nouveau : ses lunettes laissaient entrer l’eau. Je lui prêtai mes lunettes de rechange, avec le même résultat. Finalement, il se rhabilla et attendit dans les estrades que j’aie terminé mes longueurs. Je conclus de cette expérience que mon ami avait une conformation particulière des orbites et que, s’il voulait continuer à nager, il allait devoir se faire faire des lunettes de natation sur mesure. En attendant que cela se matérialise, je l’invitai à jouer dans ma ligue récréative de volley-ball. Au début, Jean-Marc y prit du plaisir, mais rapidement il commença à se plaindre de douleurs aux doigts, aux poignets et aux genoux. Là aussi, il dut attendre dans les gradins que nous ayons fini de jouer. Au retour, il m’avoua qu’il était venu jouer pour me faire plaisir, parce que j’avais insisté. Ce soir-là, j’en vins à la conclusion que Jean-Marc n’était pas fait pour le sport.

Heureusement pour notre amitié, il restait les lunchs au restaurant et, surtout, les sorties avec des collègues dans un bar le vendredi après le travail. Estelle avait autorisé cette exception à l’horaire familial après que Jean-Marc lui eut promis sur la tête de leurs filles de ne pas trop boire et de rentrer tôt. Il tint parole à chaque sortie.

Il me fallut un certain temps pour m’apercevoir que Jean-Marc se livrait toujours au même manège quand nous allions au restaurant. Si je lui demandais où il voulait s’asseoir, il me répondait invariablement de choisir la table qui faisait mon affaire. Tout aussi invariablement, dès que nous étions assis, il demandait si nous n’aurions pas été mieux à telle table près de la fenêtre ou telle autre plus à l’écart. Cela m’agaça royalement, mais je décidai, au nom de notre amitié, de ne pas en faire de cas.

Après quelque temps. J’eus l’impression d’avoir remplacé Estelle dans sa vie. Jean-Marc se fiait à moi pour organiser toutes nos sorties. Il se montrait incapable d’initiative. Je commençai alors à éprouver de la sympathie pour Estelle. C’est à peu près au même moment que Jean-Marc exprima son intention ferme de divorcer. Le connaissant maintenant comme le fond de ma poche, je pariai que la chose prendrait des années. Effectivement. Jean-Marc reporta sa décision d’excuse en excuse, tant et si bien qu’à la fin ce fut Estelle qui divorça de lui. Le divorce amputa grandement les économies et le fonds de pension de Jean-Marc, sans compter la pension alimentaire qu’il dut verser pour sa benjamine. Il n’eut de cesse de répéter par la suite qu’Estelle l’avait manipulé et complètement lessivé.

Je perdis Jean-Marc de vue quand il prit sa retraite. Je me rendis compte que nous n’avions plus rien en commun sinon le travail et que notre amitié était devenue une coquille vide. Je persistai tout de même à prendre de ses nouvelles. Plus par habitude que par réel intérêt. Une fois, j’allai chez lui pour voir comment il s’en sortait. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que Jean-Marc ne faisait absolument rien de ses journées sinon regarder des téléséries ou des films. Cela me rappela mon grand-père paternel après la mort de son épouse : Rosaire – c’était son nom – restait enfermé toute la journée entre ses quatre murs, attendant qu’on vienne s’occuper de lui. Ce que je fis à la demande d’une tante tous les mercredis après-midi pendant un an. Jean-Marc était un Rosaire !

Je me suis alors rappelé le film de Night Shyamalan « The Unbreakable » (L’Indestructible en français). Le méchant Samuel Jackson, un être fragile constamment blessé, provoque des catastrophes pour découvrir son opposé, un Bruce Willis indestructible, simple employé dans un stade de football. Je me suis surpris à en déduire que s’il existait autant de Germaines dans notre société, c’est parce qu’il existait aussi un nombre similaire de Rosaires qui ressentent un besoin viscéral d’être menés par le bout du nez.

Ma visite chez Jean-Marc se termina sur un malaise. Nous n’avions plus rien à nous dire. Au moment de quitter, je lui souhaitai de refaire sa vie avec une autre femme. J’évitai de dire « une autre Estelle ». Cependant, je vis à son regard qu’il avait compris ce que je lui souhaitais. Il referma la porte sur notre amitié. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.


Source : alamyimages.fr


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