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Affichage des messages du janvier 28, 2024

Marc-Antoine

             C’est un grand soir à la galerie Jacques Main : un peintre québécois de renommée internationale y expose ses dernières créations. Aussi, tout le gratin montréalais s’entasse dans la salle. S’y côtoient des financiers, des vedettes du petit et du grand écran, des célébrités sportives et, comme toujours, des politiciens. Plusieurs sont là pour se montrer en compagnie de l’artiste, pour étaler leur culture ou pour entretenir leur réseau social. Bien peu prennent le temps d’apprécier les œuvres accrochées aux cimaises. Au centre de cet aéropage mondain se tient l’artiste, tout de blanc vêtu tel un Classel. Souriant aux uns comme aux autres, il répond avec emphase à toutes les questions. On sent qu’il savoure pleinement son « quinze minutes de gloire ».           Un homme modestement vêtu se déplace d’un groupe à l’autre, appareil-photo à la main, pour immortaliser l’événement. Il s’agit de Marc-Antoine, un incel de trente-quatre ans, étalagiste le jour dans une succursale

La maison des soupirs

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             Il m’est arrivé une drôle d’aventure la semaine dernière. Je suis allé à la bibliothèque de ma municipalité emprunter quelques livres pour occuper mes longues soirées d’automne. Je ne nommerai pas cette bibliothèque pour une raison que vous allez bientôt comprendre. Sachez seulement qu’elle a été aménagée dans une ancienne église classée patrimoine culturel du Québec. J’ai toujours aimé le silence qui y règne : il favorise la concentration mentale et aide l’âme à s’élever.           Une fois sur place, j’ai commencé à déambuler sans but précis dans les différentes sections du Saint des saints de la littérature française. Comme j’entrais dans la section Romans , j’ai entendu quelqu’un soupirer très fort sur ma gauche. J’avançai prudemment m’attendant à trouver recroquevillé dans un coin une âme en peine ou un cœur brisé. Aussitôt quelqu’un d’autre a soupiré sur ma droite. Puis un autre au-dessus de ma tête. Et un autre à mes pieds. Après quelques pas, je me suis retrouv

Annie Leibovitz et moi

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             Je ne suis sans doute pas encore un artiste célèbre, mais je sais d’où me vient la passion de la photographie : des magazines de mon enfance.           Alors que mes amis allaient à la bibliothèque emprunter des livres, moi je fréquentais les kiosques à journaux  Multimag ou le rayon des revues chez Renaud-Bray. Mes amis lisaient Harry Potter , Star Wars ou Le Seigneur des anneaux . Moi, je me délectais des Life , Vogue et Vanity Fair de ce monde. Laissez-moi être plus précis : je me délectais des photos de ces magazines. Toujours d’une grande qualité artistique, ces photos (surtout celles des pages couvertures) transcendaient le réel. Elles élevaient leur sujet à un niveau intemporel, quasi divin. Je me rappellerai toujours la photo de Whoopy Goldberg étendue les membres en l’air dans une baignoire remplie de lait, ou cette autre de Bette Midler nue sur un lit de roses. Même l’horreur s’habillait de beauté à l’époque : un petit garçon marchant dans Central Park, u

La Pietà de Michel-Ange

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             Depuis le temps qu’il en rêvait : Marc-Antoine est enfin sur la place Saint-Pierre à Rome. Nez en l’air, il observe une à une les quelque cent quarante statues qui trônent au sommet de la colonnade du Bernin. Il prendrait bien des photos, mais à quoi bon : avant lui, des centaines de photographes ont pris des milliers de photos et les ont publiées sur tout ce qui s’imprime ou se pixellise. Aussi décide-t-il de garder la précieuse mémoire de son Nikon 5000 Pro pour l’intérieur de la basilique Saint-Pierre. Peut-être aura-t-il la chance de descendre sous le maître-autel et de photographier la tombe de celui à qui Jésus a prophétisé : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Matthieu 16:18).           Avant d’entrer dans le Saint des Saints, Marc-Antoine doit se soumettre à une fouille, question de prévenir toute forme de vandalisme ou de terrorisme. Il s’attend à voir des gardes suisses pontificaux, tout de tissus bouffants et colorés vêtus. Il a plutô

L'arbre assis

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             Je marchai longtemps dans la forêt avant de trouver l’arbre que je cherchais. Il m’attendait la ramure bien déployée à quelques mètres du sol, les racines confortablement appuyées sur un vieux tronc en décomposition. D’une feuille tombée à mes pieds, l’arbre m’invita à m’asseoir près de lui. Pourquoi pas ? J’avais encore un peu de temps devant moi tandis que lui avait sans doute tout le sien. Poussant un long soupir, je posai mon sac à dos sur un rayon de soleil.           Moi qui avais vainement couru dans tous les sens pour attraper le succès, je me mis à envier l’immobilité de l’arbre. Envier aussi son silence, moi qui avais tant crié ma révolte, tant pleuré mes échecs. Une autre feuille tomba de l’arbre qui doucement vint essuyer mes larmes.           Patience dans l’azur, a dit un grand astronome. Or, de la patience, je n’en avais plus. J’avais épuisé mes forces à espérer que la chance enfin me sourie, que la roue de la Fortune enfin s’arrête sur mon numéro.  

Danse au Liquor Store

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             Depuis qu’il est déménagé à Magog, Marc-Antoine ne cesse d’espérer septembre. L’automne est si beau en Estrie. Ses journées sont chaudes et ensoleillées, et ses brises, douces sur la peau, font chanter les feuilles maintenant parées d’or et de pourpre. Même son calme est le bienvenu après le bruyant passage des estivants.           Chaque année, à l’annonce de la Flambée des couleu rs, Marc-Antoine invite ses bonnes amies à un brunch au Liquor Store , une magnifique terrasse sise près de la rivière, couverte d’immenses parasols blancs en forme de belles de nuit.           Justement, les voici aujourd’hui attablés près de l’estrade où se produira bientôt le trio Ex Aequo . En plus de Marc-Antoine, il y a Rachel la rêveuse, Claudette la verbomotrice, Sylvie la ricaneuse et Diane la philosophe. À la table d’à côté, une famille mange en silence : une mère et un père séparés par un garçonnet de quatre ans et une fillette encore aux couches. Le contraste est patent : la ta

Le capteur d'âmes

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   À l’occasion du centenaire de madame Françoise Sullivan, le Musée des Beaux-Arts de Montréal a le plaisir de vous inviter au vernissage de ses œuvres les plus récentes. La signataire du Refus global a intitulé son exposition « Je laissais les rythmes affluer ». Le vernissage aura lieu mercredi 31 octobre prochain à 17 heures. Déguisement d’Halloween obligatoire . Un cocktail dînatoire sera servi.           Misère, se dit Marc-Antoine en déposant le carton d’invitation sur la paillasse de sa chambre noire. Il a toujours détesté se costumer à l’Halloween, préférant passer inaperçu pour mieux exercer son art, la photographie. Être costumé ou ne pas assister au vernissage : telle est la question à laquelle Marc-Antoine décide d’aller réfléchir dans son bain moussant hebdomadaire. Grand bien lui fait car, moins de trente minutes plus tard, il s’écrie, tel Archimède : « j’ai trouvé ! »           Aussitôt, notre Nadar en devenir se met à la recherche des éléments de son costume, non

Le dernier Séder

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             Le voyage de Marc-Antoine en Italie touche à sa fin. Après Rome et sa Pietà humaine, Florence et ses David marmoréens, le voici rendu à Milan pour admirer La Dernière Cène de Léonard de Vinci dans le réfectoire du couvent dominicain Santa Maria delle Grazie. Comme plus d’une centaine de visiteurs, il attend que le soleil entre par les grandes fenêtres occidentales pour éclairer la fresque pendant quelques minutes.           Marc-Antoine n’est pas croyant. Cependant, il ne peut s’empêcher d’admirer la composition de l’œuvre du grand-maître : le Christ triangulaire au centre, les quatre triades de disciples et le point de fuite des murs latéraux. Tous les convives sont attablés sur le même côté d’une grande table, face au spectateur. Marc-Antoine se rappelle avoir déjà vu une composition de ce genre il y a quelques années : Il s’agissait d’un repas du midi en plein air avec, au centre, … des mariés! Voilà, la mémoire lui revient : La noce de juin du grand peintre qué

La chute de Ciconios

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             Quand la terre tremble et que le tonnerre gronde, c’est signe, disent les aèdes, que les dieux sont en colère.           Fils d’Apollon et d’Ipomée, Ciconios était le benjamin de l’Olympe. À sa jeunesse s’alliait une beauté incroyable. C’est d’ailleurs en hommage à son physique que fut créée l’expression « beau comme un dieu ». Aussi, les dix filles de Zeus, appelées Hébrides, en étaient-elles follement amoureuses. Elles paradaient sans cesse devant lui dans des tenues très suggestives en jouant du sistre. Certaines allaient même jusqu’à laisser tomber leur tunique de lin fin et à dénouer le ruban d’or de leur chevelure pour mieux l’émoustiller.           Hera eut beau supplier Ciconios d’arrêter son choix et de se marier au plus tôt, rien n’y fit. Plutôt mourir que de choisir, répondit-il. C’est que notre apollon junior ne se lassait pas d’être courtisé, d’être désiré. Chaque soir, il invitait une ou deux sœurs dans sa couche, ce qui invariablement entraînait des cr

File d'attente pour l'amour

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             La Cinémathèque québécoise annonçait pour le soir même une projection spéciale du film « J.A. Martin photographe », suivie d’une discussion sur l’avenir du cinéma québécois avec Micheline Lanctôt et Denys Arcand. L’occasion rêvée, se dit Marc-Antoine, de revoir son film culte. Depuis qu’il l'avait vu dans un de ses cours de photographie au cégep du Vieux-Montréal, il rêvait de prendre la route comme Joseph-Albert et, surtout, d’avoir pour compagne une femme aussi belle et compréhensive que Rose-Aimée.           Naturellement, il irait seul à la Cinémathèque : pas question que ses amis se moquent encore de ses rêves d’artiste ou essaient de le ramener dans une réalité où la photographie est aussi répandue et éphémère que le papier mouchoir. À son époque, J.A. Martin était espéré, estimé partout où il se présentait. Une vraie rock star ! Alors qu’aujourd’hui, le métier de photographe est aussi peu valorisé que celui de ramoneur. Tout un chacun peut prétendre être pho