File d'attente pour l'amour

  

        La Cinémathèque québécoise annonçait pour le soir même une projection spéciale du film « J.A. Martin photographe », suivie d’une discussion sur l’avenir du cinéma québécois avec Micheline Lanctôt et Denys Arcand. L’occasion rêvée, se dit Marc-Antoine, de revoir son film culte. Depuis qu’il l'avait vu dans un de ses cours de photographie au cégep du Vieux-Montréal, il rêvait de prendre la route comme Joseph-Albert et, surtout, d’avoir pour compagne une femme aussi belle et compréhensive que Rose-Aimée.

        Naturellement, il irait seul à la Cinémathèque : pas question que ses amis se moquent encore de ses rêves d’artiste ou essaient de le ramener dans une réalité où la photographie est aussi répandue et éphémère que le papier mouchoir. À son époque, J.A. Martin était espéré, estimé partout où il se présentait. Une vraie rock star ! Alors qu’aujourd’hui, le métier de photographe est aussi peu valorisé que celui de ramoneur. Tout un chacun peut prétendre être photographe; ramoneur aussi, mais ça personne ne s’en vante. Tout un chacun peut photographier en rafale tout ce qui lui semble intéressant et ensuite mettre en ligne ce qu’il croit être « LA photo du jour » en se targuant d’avoir été « là » au bon moment et en espérant recevoir un maximum de « j’aime » ou de « pouce en l’air ».

        Ce n’est pas le temps de déprimer à nouveau, se dit Marc-Antoine en se préparant pour sa sortie. Il enfila une paire de jeans délavés mais non déchirés, un T-shirt de l’Expo 2016 du World Press Photo à Montréal, et un coton ouaté à l’effigie de Bleu Jeans Bleu. Puis, il se dirigea vers la station de métro Beaubien en espérant que la ligne orange ne soit pas à nouveau en panne. Destination Berri-UQAM où la Cinémathèque québécoise l’attendait à la sortie de l’édicule nord-ouest.

        Une file d’attente s’étirait devant la Cinémathèque. Pourtant la projection ne va commencer que dans quarante-cinq minutes, soliloqua Marc-Antoine en constatant non sans plaisir qu’un vieux film de l’ONF (1977) sur la photographie attirait encore les foules. Il se rendit au bout de la file et se plaça derrière une femme au parfum suave et léger. Très sensible aux odeurs, Marc-Antoine ne tarda pas à complimenter la dame sur son parfum. Celle-ci le remercia du compliment, soulignant au passage qu’il s’agissait d’un parfum pour homme, le seul qui convienne bien à sa peau. Notre millénarial sourit à son tour : le ramage de la dame se rapportait à son plumage. La dame, que son cerveau appelait ainsi parce qu’elle avait à l’évidence autour de quarante ans, possédait les plus beaux yeux marrons qui soient, des traits fins et une abondante chevelure auburn. Marc-Antoine a toujours rêvé d’enfouir son visage dans les cheveux d’une femme. Tout à sa conversation intérieure, il ne remarqua pas que celle que son cerveau appelait maintenant une belle femme, se livrait aux mêmes observations que lui et en était arrivée à une conclusion similaire, à savoir qu’il était un beau jeune homme très séduisant.

Au fur et à mesure que la file avança, les deux firent plus ample connaissance. Lui déclara sa passion pour la photographie, elle pour le cinéma, un art qu’elle enseignait depuis huit ans au cégep de Rosemont. Les deux avouèrent avoir déjà vu « J.A. Martin photographe » plusieurs fois. Lui s’identifiait à Marcel Sabourin, le Joseph-Albert du film, elle à Jean Baudin, le réalisateur du film. Lui rêvait de parcourir le Québec et de photographier les gens sur le vif, elle de réaliser son premier film. Chacun finit par comprendre que l’autre était célibataire et sans attaches. Finalement, juste avant d’entrer, chacun se présenta. Elle s’appelait Katia, un nom que Marc-Antoine prit aussitôt plaisir à se mettre en bouche.

        Katia invita Marc-Antoine à s’asseoir à ses côtés, ce que ce dernier s’empressa d’accepter tout heureux qu’elle ait pris l’initiative. Peu après le début de la projection, Katia toucha Marc-Antoine du genou. Comme il ne retirait pas le sien, elle poussa l’audace jusqu’à lui prendre la main. Paralysé par l’émotion et tremblant en son for intérieur, le jeune homme se laissa faire. Finalement, elle avança sa bouche vers lui et l’embrassa tout doucement, d’abord sur la joue, puis sur les lèvres. Joseph-Albert n’avait pas encore pris la route avec sa Rose-Aimée que Marc-Antoine était déjà amoureux fou de la femme à ses côtés.

        Ils quittèrent la salle en plein milieu de la projection pour aller consommer leur union dans un grand lit. Deux étés plus tard, ils partirent à la découverte du Québec avec leur fils Martin. Comme quoi l’amour se trouve parfois au bout d’une file d’attente.




Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Super Colette. Chap. 1 : Permettez-moi de me présenter

Le résidence Les Lucioles

Marc-Antoine