Marc-Antoine

  

        C’est un grand soir à la galerie Jacques Main : un peintre québécois de renommée internationale y expose ses dernières créations. Aussi, tout le gratin montréalais s’entasse dans la salle. S’y côtoient des financiers, des vedettes du petit et du grand écran, des célébrités sportives et, comme toujours, des politiciens. Plusieurs sont là pour se montrer en compagnie de l’artiste, pour étaler leur culture ou pour entretenir leur réseau social. Bien peu prennent le temps d’apprécier les œuvres accrochées aux cimaises. Au centre de cet aéropage mondain se tient l’artiste, tout de blanc vêtu tel un Classel. Souriant aux uns comme aux autres, il répond avec emphase à toutes les questions. On sent qu’il savoure pleinement son « quinze minutes de gloire ».

        Un homme modestement vêtu se déplace d’un groupe à l’autre, appareil-photo à la main, pour immortaliser l’événement. Il s’agit de Marc-Antoine, un incel de trente-quatre ans, étalagiste le jour dans une succursale de la SAQ. Un nobody pour le jet-set montréalais. Par conséquent, personne ne  s’intéresse à lui, sauf quand il pointe son appareil. À ce moment-là, tous prennent la pose et lui font leur plus beau sourire. Même Magalie-Lépine Blondeau qui vient de faire une entrée remarquée avec, à son bras, LE chroniqueur culturel de l’heure à Radio-Canada. Marc-Antoine soupire en prenant la photo : comme toutes les femmes, elle ne regarde que l’objectif et ne porte aucune attention au photographe qui se trouve derrière.

        Pourtant, Marc-Antoine a tout pour plaire : il est grand, mince, dans la force de l’âge, riche d’une chevelure bouclée blond cendré. Mieux encore, c’est un homme qui écoute plus qu’il ne parle, ce qui habituellement attire les logorrhéiques et les confidences. Malheureusement, il n’a pas une bonne estime de lui-même. Et ça se sent. Il trouve son physique disgracieux, son sex-appeal, faute d’antonyme, pis que nul. Pas étonnant, pense-t-il, que toutes ses amours soient illusoires. Aussi, deux soirs par semaine, parfois trois, il va au gymnase ahaner sur des appareils de torture. En vain : ni son physique, ni son opinion de lui-même ne s’améliorent.

        Vingt-deux heures. Les invités commencent à quitter. Près de la porte, le galeriste les remercie un à un d’être venu. De son côté, l’artiste continue d’expliquer sa démarche devant un parterre de plus en plus dégarni. Bientôt ce sera au tour de Marc-Antoine de quitter les lieux. Il se dépêchera de regagner son logis pour « développer » ses photos numériques. Il les retouchera à l’ordinateur avec son logiciel Photoshop, recadrant celle-ci, améliorant la lumière ou le contraste de celle-là. Il ira même jusqu’à corriger les imperfections physiques. Une fois ses photos développées, il imprimera les plus remarquables sur sa Pictura 4000 Pro. Celles-là iront rejoindre sa collection sur les murs de son appartement, sa galerie personnelle comme il l’appelle. Demain, il téléversera son travail au galeriste qui le rétribuera avec un virement Interac.

        Marc-Antoine ne désespère pas de devenir un jour un artiste photographe reconnu. Il rêve du moment où la galerie Jacques Main exposera ses œuvres, du moment où il se retrouvera à son tour au milieu d’un aéropage de célébrités, du moment où le gratin montréalais se vantera de posséder certaines de ses photographies dans son salon. Ce jour-là, enfin les femmes le regarderont, le désireront, et il pourra choisir parmi elles la future mère de ses enfants.

 

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