Le grand œuvre d'Albert

 

Albert avait soixante-dix ans. Ses enfants et petits-enfants étaient venus le fêter en fin de semaine. Il se reposait maintenant dans sa berceuse préférée en regardant l’album de photos familial. Sa femme l’avait quitté pour la grande ville après lui avoir donné trois beaux enfants, aujourd’hui dispersés loin de Magog. Lui n’avait jamais pu se résoudre à quitter sa ville natale et ce, même si  la Dominion Textile où il avait travaillé pendant près de quarante ans l’avait mis à la retraite forcée en fermant ses portes quinze ans plus tôt. Albert avait profité de sa retraite pour parfaire son éducation en s’inscrivant à des cours de l’Université du Troisième Âge. Intéressé d’abord par les cours d’histoire, il s’était ensuite risqué à suivre des ateliers d’anglais et d’écriture. Aujourd’hui, Albert avait l’agréable impression d’avoir finalement complété son secondaire.

Soixante-dix ans, songeait-il, c’est le bon âge pour entreprendre un dernier grand projet. Quoi exactement ? Il ne pouvait le dire. Il savait seulement qu’il avait encore la santé et le temps pour réaliser quelque chose d’important. Albert allait refermer l’album de photos lorsqu’il remarqua en première page les photos de sa propre enfance avec ses parents et son grand frère Roger. Une minuscule photo en noir et blanc le montrait vers l’âge de deux ans assis dans sa chaise haute, un crayon à mine sur l’oreille, les deux mains posées sur le clavier d’une énorme machine à écrire. Albert ne se souvenait pas de cette photo. Il se rappelait seulement que son père avait été journaliste au Reflet du Lac avant de décéder subitement à 38 ans d’une crise cardiaque. Son frère Roger avait dû abandonner ses études pour entrer à la Dominion Textile. Lui-même avait dû le suivre quelques années plus tard. La photo laissa Albert songeur. Soudain, ses yeux s’illuminèrent, il esquissa un sourire. Il venait de trouver ce qu’il allait faire de ses soixante-dix ans : publier un livre sur son enfance ! 

Aussitôt dit, aussitôt entrepris. Albert décolla la photo de l’album et la plaça dans un petit cadre sur sa table de travail. Puis, il s’assit devant son ordinateur portable et commença à écrire. L’écriture se révéla beaucoup plus difficile et ardue que prévu. Albert eut des doutes sur sa capacité à mener à terme son projet d’écriture. Il sollicita l’aide de deux amies qui participaient chaque été à des ateliers d’écriture à Eastman. Celles-ci acceptèrent de bon cœur de l’accompagner tout au long de son processus créatif : elles allaient le conseiller et réviser ses textes, lui suggérer éventuellement des changements utiles. Ce furent elles qui suggérèrent à Albert de raconter son enfance sous la forme de courtes histoires bien punchées. L’une d’elles lui proposa même un titre de travail pour son grand œuvre : Vignettes magogoises ou l’enfance d’un ouvrier au temps du textile.

L’aide de ses amies combla Albert. Il devint heureux et fébrile. Dès qu’il en avait l’opportunité, il se présentait à des ateliers d’écriture. Il y lisait avec plaisir ses textes tout en surveillant les réactions de son auditoire. Au retour, il s’assoyait au clavier et, sous le regard du bambin de la photo, il retravaillait ses textes avant de les envoyer à ses fidèles lectrices pour avoir leur opinion. La petite photo l’inspirait. Albert était fier de suivre les traces de son père.

Albert profita de cet élan d’inspiration pour présenter les habitants du quartier des Tisserands, là où il avait grandi. Il écrivit un long texte sur un voisin qu’on surnommait le roi des elfes parce qu’il avait eu douze enfants. Il raconta également comment tout le quartier fêta les cent ans de Gertrude, une couturière hors pair qui attribuait sa longévité au petit verre de brandy qu’elle éclusait chaque jour. Ou encore, l’histoire de cette famille de Hong Kong venue, Dieu sait comment et pourquoi, ouvrir une buanderie sur la rue Principale.

Trois longues années s’écoulèrent avant que le manuscrit ne fut terminé. Ce matin-là, Albert regarda la photo et remercia son père de l’avoir inspiré. Il envoya son manuscrit aux trois plus grandes maisons d’édition du Québec qui toutes s’empressèrent de le refuser. Nullement démonté – Albert s’attendait un peu à ces refus –, il se rabattit sur les petites maisons d’édition spécialisées. Peine perdue. Pis encore, aucune ne justifia son refus ou ne l’encouragea à s’adresser ailleurs.  Albert finit par se dire que son livre était trop personnel, trop local, et lui trop peu connu pour qu’on prenne le risque financier de le publier. Il décida donc d’éditer son livre à compte d’auteur. Il alla porter son manuscrit à une éditrice de Magog qui faisait ce travail depuis plus de quarante ans. Elle aida Albert à peaufiner son manuscrit, lui faisant ajouter préface, dédicace et table des matières. Comme photo de couverture, Albert choisit sa photo d’enfant. Tout naturellement, il dédia le livre à son père.

Le lancement de « L’enfance d’un ouvrier au temps du textile » eut lieu deux mois plus tard à la bibliothèque municipale.  Famille, parents, anciens collègues de travail, amis d’écriture : tout le monde qu’Albert connaissait ou qui le connaissait se rassembla dans le grand auditorium pour assister au lancement. Ses deux fidèles lectrices lurent quelques extraits du livre, puis ce fut la mise en vente et la séance de dédicace.

Son frère Roger fut le premier à se présenter à la table pour faire signer son exemplaire. Il félicita Albert pour le travail accompli avant que de baisser le ton et le remercier d’avoir mis sa photo sur la couverture. Quoi ? Es-tu sûr, demanda Albert? Oui, répondit Roger, regarde la date d’impression dans le coin inférieur gauche de la photo : tu n’étais pas encore né à ce moment-là. Albert resta interloqué. Lui qui se croyait prédestiné à écrire un livre, découvrait qu’en fait, son père avait voulu que ce soit son aîné qui suive ses traces. Albert signa machinalement le livre et le remit à son frère.

Quelques dédicaces plus tard, ce fut au tour de son petit-fils Michel de lui demander de signer son exemplaire. Au moment de reprendre le livre, Michel fit un signe à sa mère. Michel serra la main d’Albert et lui dit sur un ton solennel « Moi aussi grand-papa, j’écrirai un jour un livre. Je veux devenir écrivain et, tout comme toi, raconter l’histoire de notre famille. ». La mère immortalisa la scène sur son cellulaire. À cet instant précis, Albert réalisa que son véritable grand œuvre était non pas le livre qu’il avait écrit, mais le fait que par ce livre, il avait passé au suivant le goût d’écrire qu’il avait reçu de son père. Il sourit à l’idée que, dans quelques années, tout le Québec connaîtrait la belle saga des Pomerleau de Magog.

 

Tiré de l'album de famille d'un ami




Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Super Colette. Chap. 1 : Permettez-moi de me présenter

Le résidence Les Lucioles

Marc-Antoine