L'attachement

 

Le vieil homme entra d’un pas hésitant dans la gare en traînant derrière lui une grosse valise sur roulettes. Il alla au guichet, demanda un aller simple pour la métropole, puis gagna le quai désert en cette fin de matinée. Depuis la passerelle qui enjambe les voies, ses deux amis lui firent un salut de la main.

Vous êtes chanceux, se dit l’homme. Ce soir, vous dormirez dans votre maison. Moi, je n’ai plus de chez-moi. Ma fille et mon fils m’ont finalement convaincu de casser maison et d’aller vivre avec eux dans la métropole. Ils ne l’ont pas dit ouvertement, mais j’ai bien compris que pour eux, j’étais devenu trop vieux pour demeurer seul dans ce village reculé. Ils m’ont dit de prendre juste une valise, qu’ils allaient s’occuper de tout : vendre la maison et déménager le strict nécessaire (sic!) chez ma fille où, paraît-il, une belle grande chambre ensoleillée m’attend la porte grand ouverte.

Misère ! De maître chez moi, je vais devenir locataire de ma fille. Aussi bien dire son obligé. De pourvoyeur je vais devenir celui qu’il faut aider, dont on doit s’occuper. De soignant je vais devenir patient. Pis encore, plus tard, je deviendrai lourd et encombrant pour eux.

Pourquoi a-t-il fallu que je consente ? Ah oui, je me souviens : pour leur faire plaisir, un père aime tant plaire à ses enfants. Beaucoup aussi pour qu’ils arrêtent de m’achaler avec ça, pour régler la question une fois pour toutes !

Ont-ils seulement réalisé qu’ils me demandaient de laisser derrière moi le village de leur enfance, là où j’ai vécu heureux avec leur mère, où j’ai travaillé quarante ans de ma vie? Ont-ils seulement réalisé qu’ils me demandaient d’abandonner mes amis, rares et précieux comme des diamants. Mieux encore que ces vieilles pierres, ces amis-là me soutiennent, partagent, boivent et rient avec moi. Avec qui vais-je pouvoir parler du bon vieux temps chez ma fille ?

Le sifflet du train se fit entendre, indiquant l’entrée en gare. L’homme leva les yeux et vit ses amis toujours accoudés au parapet. Ils attendaient avec lui. Comme s’ils ne pouvaient se détacher de lui.

Le train s’immobilisa dans un long crissement de métal. Les portes des wagons s’ouvrirent. L’homme fixa l’ouverture devant lui, vide, noire. Il la fixa sans cligner des yeux. Après un moment, l’ouverture se referma. L’homme ferma les yeux. Un bref coup de sifflet retentit et le train s’ébranla.

L’homme tourna le dos à la ville, à la belle chambre ensoleillée de sa fille, et alla retrouver ses amis. Avec eux, se dit-il l’air ragaillardi, j’ai ma vie, mon passé, mon présent. Avec eux je suis entier. Et, j’entends bien le demeurer jusqu’à mon dernier souffle!


Dessin de J.-J. Sempé, Paris Match 2019





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