La maison des soupirs

  

        Il m’est arrivé une drôle d’aventure la semaine dernière. Je suis allé à la bibliothèque de ma municipalité emprunter quelques livres pour occuper mes longues soirées d’automne. Je ne nommerai pas cette bibliothèque pour une raison que vous allez bientôt comprendre. Sachez seulement qu’elle a été aménagée dans une ancienne église classée patrimoine culturel du Québec. J’ai toujours aimé le silence qui y règne : il favorise la concentration mentale et aide l’âme à s’élever.

        Une fois sur place, j’ai commencé à déambuler sans but précis dans les différentes sections du Saint des saints de la littérature française. Comme j’entrais dans la section Romans, j’ai entendu quelqu’un soupirer très fort sur ma gauche. J’avançai prudemment m’attendant à trouver recroquevillé dans un coin une âme en peine ou un cœur brisé. Aussitôt quelqu’un d’autre a soupiré sur ma droite. Puis un autre au-dessus de ma tête. Et un autre à mes pieds. Après quelques pas, je me suis retrouvé au centre d’un concert de soupirs. Je me suis alors immobilisé, gagné non par la peur – après tout j’étais dans une bibliothèque publique – mais par la curiosité naturelle qui m’a servi tout au long de ma carrière de chercheur scientifique.

        Je me suis approché d’une étagère. Aussitôt les soupirs se sont transformés en appels. Pas des Psitt! Psitt! impératifs pour attirer mon attention. Non ! Plutôt des s’il-vous-plait exprimés sur un ton plaintif. De toute évidence, ces appels venaient des livres. Oh, je sais que vous n'allez pas me croire, mais attendez la suite. J’ai approché mon oreille des livres. Ils ne soupiraient pas tous : seulement quelques-uns ici et là. J’ai pris un des soupirants. Son soupir s'est immédiatement transformé en un doux ronronnement semblable à celui d’un chat. J’ai regardé le titre : Pieds nus dans l’aube de Félix Leclerc. Un chef-d’œuvre de la littérature québécoise que j’avais dévoré dans mon adolescence. Je décidai de le lire à nouveau. Le livre se tut et se fit tout chaud dans ma main. Un peu plus loin, ce fut au tour des Désorientés d’Amin Maalouf d’attirer mon attention. Lui aussi ronronna un moment dans ma main avant de se faire tout chaud au creux de mon bras. Le manège se répéta encore et encore. Réalisant tout d’un coup que j’avais les deux bras pleins, je quittai la section. Aussitôt les soupirs cessèrent. J’aurais pu entendre un ange voler.

        La préposée au comptoir de prêt se montra fort étonnée de mon choix de lecture : aucun des livres que j’avais choisi n’avait été emprunté depuis fort longtemps. Vous faites bien de les lire maintenant, me dit-elle, parce qu’ils vont disparaître de nos rayonnages d’ici quelques semaines. Comment ça disparaître, lui demandai-je? Oui, tous les livres qui n’ont pas été consultés  depuis cinq ans vont être envoyés au pilori. Au quoi ? dis-je interloqué. La préposée se fendit d’un large sourire «  Excusez, je voulais dire au pilonnage. » Toujours interloqué, je lui demandai « vous voulez dire qu’ils vont être détruits? ». C’est en plein ça, me répondit-elle en baissant les yeux non pas pour dissimuler sa gêne – ce qui aurait été normal vu son métier -, mais pour scanner ma carte de citoyen. Je n’en revenais pas. Dire qu’avant, on disait que les écrits restaient. Je balbutiai « Mais… mais… pour… pourquoi ? ». Pour faire de la place pour les nouveaux best-sellers, fut sa réponse. Et la préposée de m’expliquer que tout comme le pomiculteur au printemps, la bibliothèque élaguait maintenant sa collection à chaque année. Cette (ajoutez ici le qualificatif de votre choix) employée osait comparer de grands auteurs francophones à des gourmands de pommiers! J’en restai bouche bée. Prenant mon silence pour un consentement, la préposée se fendit d’un large sourire en me rendant mes livres. « Bonne lecture monsieur. N’oubliez pas de nous les rapporter d'ici un mois. »

        De retour à la maison, j’ai tiré plusieurs leçons de mon aventure. Primo, j’ai un superpouvoir : je peux entendre la voix des livres. C’est mon amie Danielle D. qui va être contente d’apprendre ça. Secundo, si vous voulez lire les grands classiques de la littérature française, dépêchez-vous d’aller les emprunter. Tertio, je ne crois pas que je vais rapporter mes livres à la maison des soupirs après les avoir lus. Je vais plutôt les ranger dans ma bibliothèque personnelle. Ainsi, je pourrai en tout temps les entendre ronronner de bonheur.




 

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