Station Mont-Royal

  

Bonjour, je m’appelle Maxime. J’ai 28 ans, les yeux gris et les cheveux châtain pâle. Je mesure 1m80 et pèse 78,5 kg (je surveille mon poids de très près). Je travaille comme entraîneur personnel dans un gym du centre-ville de Cône Orange. Je demeure au cœur du Plateau Mont-Royal. S’ajoutent à mes entraînements au gym, des triathlons en été et du ski de fond en hiver. Résultat : j’ai un physique très avantageux, pour ne pas dire athlétique (oui mesdames, j’assume ce que je suis).

Avec un tel profil, vous pensez sans doute que je suis submergé de demandes en mariage. Détrompez-vous : la beauté masculine semble exercer un effet pernicieux sur les femmes. Celles qui m’abordent ne s’intéressent qu’à mon corps et a contrario, celles qui m’intéressent n’osent pas me parler en raison de mon physique. Hormis quelques aventures sans lendemain, je demeure célibataire.

Je me rendrais bien au travail à vélo ou en Bixi™ électrique, mais je me fais un devoir d’arriver au gym frais comme une rose, question que les grosses chairs molles que j’entraîne voient en moi leur idéal, leur raison de souffrir. Et pour bien leur montrer ce à quoi ils pourraient ressembler s’ils suivent bien mes instructions ─ leur naïveté m’étonnera toujours ─, je porte toujours un maillot et un short moulants. Heureusement, les entraîneurs ont leur propre vestiaire pour se changer et se doucher. Sinon, je suis certain que plusieurs de mes pseudo-athlètes partageraient sur leurs réseaux sociaux le physique dénudé de leur entraîneur.

Ce détour complété, sachez que je vais travailler en métro. Pas le choix : je ne gagne pas le salaire d’un médecin ou d’un financier pour aller au centre-ville en auto. Encore moins celui qui me permettrait de m’acheter une auto usagée. Je gagne juste assez pour vivre avec trois colocs dans un cinq et demi décrépit. Deux d’entre eux forment un couple : ils sont danseurs au Campus, tout près de mon gym. Le troisième est un jeune joueur de tennis qui rêve d’entrer dans le Grand Circuit de l’ATP. Je dois constamment le ramener à la réalité : « Oh, oh ! Félix A-A, tu ne m’as pas encore remis ta part du loyer ! »

Le matin, je quitte le logis vers 7 h 15. Je marche jusqu’à la station Mont-Royal, puis parviens à entrer dans un wagon en m’excusant, poussant et me faufilant entre deux zombies scotchés sur leur cellulaire. Vingt minutes à rouler, tassés comme des sardines ce qui n’empêche nullement des mains baladeuses d’explorer mon anatomie de façon dite « accidentelle » par les propriétaires desdites mains. C’est dans ces moments-là que j’envie mes deux colocs gay : eux au moins reçoivent de l’argent pour de semblables attouchements. S’il n’y a pas d’arrêt de service, j’arrive au gym un peu à l’avance, soit vers 8 h 15. Je fais le chemin inverse en fin d’après-midi et débarque à la station Mont-Royal vers 17 h.

Je suis conscient que ma présentation est beaucoup trop longue : je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Cependant, je crois qu’il était important que vous sachiez bien qui je suis et comment je vis mon métro-boulot-dodo pour comprendre ce qui m’est arrivé.

Tout a commencé il y a un mois, très précisément un mardi à dix-sept heures. En sortant de la rame de métro, je remarque la présence sur le quai d’une belle femme de mon âge, à la peau ébène et aux cheveux savamment noués en un chignon retenu par un ruban multicolore. Elle est vêtue d’une robe simple, très colorée, sans doute du batik africain. J’évite de la fixer trop longtemps, de peur qu’elle ne s’en aperçoive, et me dirige vers la sortie. Au moment d’emprunter l’escalier, je tourne la tête : elle n’a pas pris le métro ! Bof, elle attend sans doute quelqu’un, peut-être Félix A-A, me dis-je en souriant.

Le lendemain, l’histoire se répète. Cette fois-ci, la jeune femme est vêtue d’une magnifique robe échancrée en mousseline rouge mouchetée de pois jaune vif. J’aime qu’une femme ait l’audace de porter des couleurs vives. J’attends un peu pour voir si elle va embarquer dans un wagon. Non, elle reste immobile sur le quai à détourner le regard des hommes. Je ne la revois pas les deux jours suivants. Son attente a-t-elle été récompensée ou a-t-elle abandonné ? Je n’y pense plus durant la fin de semaine. Mais, le lundi, j’attends avec impatience la fin de mon quart de travail pour voir si elle sera à nouveau présente sur le quai.

Elle y est, vêtue cette fois-ci d’une magnifique blouse blanche bordée de dentelle, et d’une jupe dans les tons de vert et de jaune. Cette fois-ci, la curiosité est la plus forte : je fais un détour pour passer devant elle. Son parfum floral-fruité m’enveloppe aussitôt. Il me suit jusqu’à la maison où je dois m’étendre un long moment pour y rêver.

Ma curiosité vire à la fascination le lendemain quand je la retrouve à nouveau sur le quai. Elle est vêtue cette fois-ci de jeans délavés très moulants et d’un T-shirt bigarré d’orange et de rouge. Elle porte trois bouquins sous son bras. Voulant en savoir plus sur ses goûts littéraires, je passe lentement derrière elle. Je parviens seulement à déchiffrer « Kam… ». Sur le chemin de la maison, je me demande s’il s’agit du roman « Kamouraska » d’Anne Hébert ou d’une version illustrée du « Kamasutra ». La sieste me fait opter pour le second choix.

Puis, elle est à nouveau absente les trois jours suivants. Et aussi le lundi suivant. Je regrette amèrement de ne pas lui avoir parlé, ne serait-ce que pour la saluer. J’imagine plein de choses que j’aurais pu lui dire, genre « Moi aussi, j’ai bien aimé ce livre. » ou, mieux encore, « Excusez-moi, quel est le nom de ce merveilleux parfum que vous portez? ». Mon travail se ressent durement de son absence. Les grosses chairs molles me trouvent absent, distrait, rêveur. Elles ont bien raison : la femme de la station de métro Mont-Royal occupe maintenant toutes mes pensées.

Dieu merci, mardi, je la retrouve à l’endroit habituel. Toujours vêtue de façon aguichante, toujours nimbée de son doux parfum. Avec deux nouveaux livres sous le bras. Comme je m’approche pour essayer de lire un titre, sa main glisse et un des livres tombe par terre. Aussitôt, je saisis ma chance et me précipite pour le ramasser. Je le lui remets avec mon plus beau sourire. Elle me remercie d’une voix mélodieuse. C’est à mon tour de parler, me dis-je en figeant sur place telle une plante verte. C’est son rire haut et clair qui me ramène parmi les humains. Vous êtes très gentil, ajoute-t-elle. Même si je le pense, je ne peux quand même pas lui répondre « Et vous, vous êtes très belle. ». Je parviens à marmonner « Est-ce que je peux vous demander le titre du livre que vous vous apprêtez à lire? » Oui, je sais, la question est longue. J’ai cru manquer de souffle. Elle me montre la couverture : Kukum, le best-seller de Michel Jean basé sur la vie de son arrière-grand-mère innue.

S’ensuivent des banalités qui me permettent d’arriver à la question qui me brûle les lèvres : « Depuis deux semaines, je vous vois immobile sur le quai de la station, laissant filer les rames les unes après les autres. Attendez-vous quelqu’un? » Sa réponse fut extraordinaire : «  Oui, vous ! Je vous ai vu il y a plus d’un mois sur ce quai vers 17 heures. J’ai été séduite par votre regard franc et intelligent, votre prestance naturelle. Vous m’avez semblé libre comme un papillon, fragile comme lui aussi. Aussitôt, j’ai voulu vous parler, vous connaître. Malheureusement, là d’où je viens, les femmes n’ont pas le droit d’aborder un homme. Il m’a donc fallu patienter et attendre soir après soir ─ quand je le pouvais ─ que vous vous décidiez à faire le premier pas. Pour vous aguicher, j’ai jour après jour revêtu mes plus beaux atours. Récemment, pour passer le temps en vous attendant, je me suis abonnée à la bibliothèque du Plateau et j’ai commencé à lire des romans comme Kamouraska ou des recueils comme celui-ci, sur le… Kamasoutra. »

Bon, j’arrête ici. Vous avez eu l’explication tant attendue. La suite est du domaine privé. Sachez seulement que Malika – c’est son nom – et moi développons notre relation petit à petit. Nous avons bon espoir de former un couple solide et d’avoir des enfants. Sur ce, je vous souhaite audace et patience.


Source : cbc.ca



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