Le monde de Charlotte. Chap. 19 : Révélation

 

 

            Le printemps était enfin arrivé. Les pieds-d’âne fleurissaient, les corneilles craillaient, une première motomarine vrombissait sur le lac. Sans culpabilité aucune, je grasse-matinais dans mon lit, laissant mes pensées voguer à leur guise. S’il m’avait été facile d’oublier le petit copain de ma sœur, lequel s’adonnait malheureusement à avoir aussi été mon client, il n’en avait pas été de même pour Julio, mon bel étalon italien. Le parfait livreur de pizzas pour dames esseulées. Je rêvais encore de la fois où plongé sous la couette, il avait caressé et embrassé toutes les parties de mon corps pendant que je parlais au téléphone avec ma sœur. Heureusement, il avait été assez gentleman pour attendre que j’aie terminé mon appel avant de… Dring ! Dring !

            Ah non, pas maintenant. S’il vous plait. J’allonge le bras et saisis mon nouvel iPhone, modèle 369 à écran pliable de 17 cm. C’est ma sœur ! Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis sa séparation d’avec On-sait-qui. Bonjour Guylaine, justement je pensais à toi. Allô Charlotte, que dirais-tu d’un brunch au Petit Extra demain midi? Bien sûr, que je lui réponds, anticipant déjà le plaisir de me retrouver avec le seul membre restant de ma famille. Parfait, rendez-vous alors à onze heures quinze. Clac. Elle a raccroché avant même que j’aie pu prendre de ses nouvelles. Aurait-elle déjà rencontré un autre homme ? Serait-elle enceinte de Lui ? Misère, j’espère que non. Bah ! je le saurai bien demain, conclus-je en retournant avec Julio sous la couette.

           Guylaine avait choisi le bon jour pour bruncher : la salle était presque vide, donc très silencieuse, et le serveur se montrait impatient de satisfaire nos moindres désirs. Restait juste à espérer que la nourriture soit à la hauteur de la réputation prépandémie du restaurant.

        La conversation commença tout doucement avec une salade verte, des civilités et une coupe de chardonnay. Guylaine ne parla ni d’un nouvel amant, ni d’une grossesse. En lieu et place, elle m’annonça avoir revu On-sait-qui au supermarché la fin de semaine dernière. Ah oui, fut tout ce que je trouvai à dire avant que le serveur ne s’immisce dans notre intimité avec nos quiches aux poireaux et un à-côté de bruschettas sur pain bagel. Dès qu’il fut reparti vers la cuisine, ma sœur reprit là où elle avait laissé.

-      Il m’a dit qu’il allait bien. Aussi, qu’il t’avait parlé.

-      En effet, il m’a téléphoné quelques jours après notre souper pour prendre de mes nouvelles. (J’aurais donné n’importe quoi pour qu’elle arrête là.)

-      Il m’a aussi avoué qu’il avait déjà été en relation avec toi. Est-ce vrai ?

-      Oui, c’est vrai (avec un mélange de dépit et de colère nappé de peur à l’idée de ce qu’Il avait pu lui dire d’autre).

-      As-tu été longtemps avec lui ? (Ça commençait à ressembler à de la torture)

-      Je l’ai vu quelques fois avant son voyage en Europe, puis il est venu me voir à son retour pour me remettre une bouteille de Gewurztraminer en cadeau. (Jusqu’ici, je ne disais que la vérité, rien que la vérité, mais pas toute la vérité).

-      C’est tout ? Rien d’autre ? (Ma sœur est meilleure qu’un enquêteur de police pour mener un interrogatoire).

-      Rien d’autre. Je ne l’ai pas revu depuis et ne tiens pas du tout à le revoir. (Seigneur, s’Il vous plait, faites qu’elle arrête là. Se pourrait-il qu’elle sache pour ma pratique ? Que ce trouduc’ se soit ainsi vengé  à la fois d’elle et de moi ? Je n’ai pas eu à attendre longtemps pour le savoir.)

-      Bizarre. Il m’a aussi dit qu’il t’avait payé pour tes services sexuels.

-    (Nous y voilà! J’étais maintenant sur des charbons ardents. Je sentais monter en moi une immense colère contre ce trouduc’, contre l’hommanité entière. J’essayai une dernière fois de préserver mes apparences.) Certes, il m’a offert des cadeaux de temps à autre, mais pas ce que tu penses. Je suggère que nous changions…

-      Assez Charlotte ! dis-moi la vérité : es-tu une prostituée, oui ou non?

-      (Le restaurant est soudainement devenu silencieux. Plus personne ne bougeait. Tout le monde attendait ma réponse, mon aveu de culpabilité. J’ai tourné la tête pour voir l’horloge derrière le bar : la trotteuse était immobile. Je sentis ma gorge se serrer et s’assécher. Bois de l’eau Charlotte, gagne du temps. Je regardai la porte d’entrée : que n’aurais-je donné pour voir Julio entrer et venir me serrer dans ses bras. La porte devint floue : mes yeux se mouillaient de larmes. J’ouvris la bouche non pour parler, mais pour respirer.)

-      (Voyant ma détresse, ma sœur se mit à parler tout doucement) C’est correct Charlotte, ce que tu fais de ton corps ne me concerne en rien. Je n’ai pas à te juger. Si je suis fâchée aujourd’hui, c’est parce que tu m’as menti pendant des années sur ton métier de coiffeuse, ce qui m’a fait passer pour une belle niaiseuse aux yeux d’On-sait-Qui. Car, vois-tu, dès qu’il m’a avoué avoir été un de tes clients, j’ai pris ta défense et ce, jusqu’à ce que l’évidence s’impose à mes yeux. Tu le sais que je t’aime Charlotte. Beaucoup même. J’aurais aimé que tu me le dises toi-même et non que je l’apprenne de ce trouduc’.

-      (Je n’ai pas pu retenir mes pleurs). Tu as raison sur tout Guylaine. J’aurais dû te le dire il y a longtemps. Dès le début même. Mais, je craignais tellement ta réaction, j’avais peur de te perdre. Tu es si précieuse à mon cœur. Je t’aime tellement.

        Ce fut au tour de ma sœur d’avoir les yeux mouillés. Elle mit un point final à la discussion :

-      Bon, je crois qu’on peut terminer ce repas maintenant.

        Je souris pour la première fois depuis mon arrivée. Je regardai à nouveau l’horloge derrière le bar : la trotteuse sautait à nouveau allègrement d’une seconde à l’autre. Le serveur eut l’obligeance de ne pas nous déranger jusqu’à notre signal pour le café. Nous sommes reparties du Petit Extra bras dessus bras dessous en jasant de tout… sauf des hommes.

 

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