Marthe et Eddy
Marthe
rencontra Eddy un samedi soir du printemps 1958. Elle avait alors 28 ans et
ressemblait à une star de cinéma avec sa silhouette filiforme et ses longs
cheveux bruns bouclés qu’elle devait malheureusement attacher avec un ruban
sous une coiffe quand elle travaillait, car elle était infirmière à l’hôpital
Notre-Dame de Montréal. Elle avait enfin pu obtenir de la directrice des soins
une fin de semaine de congé et elle comptait bien en profiter. Aussi, au lieu
d’aller passer son samedi soir chez sa mère pour l’écouter lui raconter toutes
les nouvelles de La Patrie et du Petit Journal, elle décida
d’aller danser au Centre paroissial Saint-Sacrement. Elle mit la belle robe
blanche fleurie qu’elle s’était confectionnée pendant l’hiver, affina sa taille
avec une ceinture rouge cerise et accrocha ses boucles d’oreille porte-bonheur.
Une
fois dans la salle, elle s’assit avec les autres femmes célibataires le long du
mur face à l’orchestre et attendit patiemment qu’un homme vienne l’inviter à
danser. Ce qui ne tarda pas.
Eddy
était un peu plus vieux que Marthe. Plutôt trapu et rondelet, il arborait une
magnifique tignasse noire. Ce soir-là, il était tiré à quatre épingles. Il
s’approcha de Marthe et lui dit « Hello Miss. Would you like to
dance? ». Un Anglais ! Plus précisément un ingénieur britannique récemment
immigré au Canada pour travailler dans l’aviation civile. Mais cela, comme bien
d’autres choses, Marthe ne l’apprit que plus tard. Elle accepta l’invitation
dans un anglais hésitant et se laissa conduire au centre de la piste. « By
the way, my name is Eddy. Your’s? » Martha, répondit-elle sans réfléchir. Ils dansèrent pendant quinze bonnes
minutes avant de faire une pause. Puis recommencèrent. À la fin de la soirée,
Marthe espérait un slow langoureux et un éclairage tamisé. Elle fut déçue de
constater que cela ne se faisait pas au centre paroissial. En galant homme,
Eddy la raccompagna à la résidence de l’hôpital (NdA : à l’époque, les
infirmières vivaient en résidence à l’hôpital). Ils se séparèrent après un long
baiser en promettant de se revoir le plus tôt possible.
Ce
qu’ils firent dès que Marthe eut à nouveau congé. Cette fois-ci, Eddy la ramena
chez lui où elle accepta de passer la nuit. Et plus. En bon Anglais, Eddy avait
toujours des capotes « françaises » sous la main. Cela rassura
Marthe. Aucune chance de tomber enceinte, pensa-t-elle en se laissant aller aux
plaisirs interdits en dehors des liens du mariage.
Après
quelques mois de fréquentations passionnées, Marthe décida de présenter Eddy à
sa famille. Celle-ci prit mal le fait qu’il fut Britannique et, surtout,
unilingue. Aussi fut-il accepté du bout des lèvres, invité seulement aux fêtes
de Noël et de Pâques, et à l’anniversaire de Marthe.
Bientôt,
Marthe se mit à rêver de mariage. Elle sonda le terrain auprès d’Eddy qui lui
répondit ne pas être pressé de se marier et que, de toute façon, le mariage
était quelque chose de facultatif au bonheur de leur couple. Marthe fut
tellement choquée par sa réponse qu’elle eut toute la peine du monde à cacher
son dépit. Elle pensa un moment à jouer la Lysistrata pour forcer la main de
son homme, mais son appétit sexuel eut tôt fait de la dissuader de poursuivre
dans cette voie. Elle prit son mal en patience et se contenta d’espérer un
revirement d’opinion.
Chaque
mois, Eddy envoyait une partie de ses gains à sa famille. Chaque mois, il
recevait d’elle un mot de remerciement se terminant par un « Hope to see
you soon ». Au printemps 1960, Eddy annonça à Marthe que sa mère était
tombée gravement malade et qu’il devait impérativement retourner en Angleterre.
Aussitôt, Marthe lui proposa de l’accompagner à ses frais, à même l’argent
économisé pour leur mariage. Eddy trouva mille raisons pour refuser, tout en la
confortant : à son retour, il l’épouserait.
Eddy
prit l’avion à la fin de mai. Au même moment, Marthe réalisa qu’elle n’avait
plus ses règles. Deux semaines plus tard, elle eut des nausées. Elle comprit
que, malgré les capotes françaises, elle était enceinte. Elle n’en dit mot à
personne, pas même à son frère quand il vint lui demander d’être porteuse au
baptême de son petit dernier à la mi-juillet. Elle décida de faire comme si de
rien n’était jusqu’au retour d’Eddy. Certainement, l’annonce de sa grossesse
achèverait de le convaincre de l’épouser.
Au
début de juillet, Marthe reçut une lettre d’Eddy lui annonçant sans ménagement
qu’il ne reviendrait pas à Montréal parce qu’il avait décidé de reprendre la
vie conjugale avec son épouse et leurs deux enfants. Atterrée par la duperie
d’Eddy, elle s’effondra en larmes sur son lit. Elle n’alla pas travailler de la
semaine, prétextant une gastro-entérite des plus contagieuses.
Marthe
finit par se confier à sa grande sœur Jeanne qui, quelques années auparavant,
avait pu obtenir l’annulation de son mariage par l’archevêché après avoir
surpris son mari en plein adultère avec la nanny de leurs trois enfants. Jeanne
suggéra à sa sœur d’aller se confesser à monsieur le curé. Celui-ci écouta
Marthe patiemment. Cependant, à la grande surprise de celle-ci, l’homme
d’église ne lui manifesta aucune sympathie, faisant même preuve
d’incompréhension à son égard. Il lui dit que l’enfant à naître était son
châtiment pour avoir enfreint la Loi de Dieu. Marthe se sentit rejetée par son
église et encore plus seule avec sa grossesse
hors mariage.
Heureusement,
le baptême de son neveu eut lieu dans une autre paroisse. Au moment de porter
l’enfant sur les fonts baptismaux, Marthe éclata en larmes. Jeanne s’approcha
de sa sœur et lui glissa quelques mots à l’oreille en lui caressant le bras, ce
qui eut pour effet de rasséréner Marthe. Leur frère crût que Marthe pleurait de
joie. En fait, elle pleurait parce qu’elle venait de prendre la plus grave
décision de son existence.
Deux
jours plus tard, Marthe resta à l’hôpital après son quart de travail. Elle
trouva un local inoccupé et entreprit d’avorter seule avec des aiguilles à
tricoter. Le lendemain matin, des employés la trouvèrent morte au bout de son
sang près de la porte du local.
La
famille essaya de joindre Eddy. Sans succès. On enterra Marthe aux côtés de son
père au cimetière Côte-des-Neiges.
J’aimerais
bien vous dire que depuis ce temps, à l’anniversaire de son décès, quelqu’un
vient déposer un bouquet de fleurs sur la tombe de Marthe. Il n’en est rien.
Son nom est progressivement tombé dans l’oubli. N’eut été de Jeanne, que je
visite chaque mois au CHSLD, jamais je n’aurais appris cette histoire.
Aujourd’hui, tout ce qu’il me reste de Marthe est une photo où, les joues
mouillées, elle sourit en me tenant au-dessus des fonts baptismaux et une autre
où elle danse un slow tendrement enlacée avec l’amour de sa vie.
Commentaires
Publier un commentaire