Le béliveur

 

(…) Puis, ce fut la rencontre qui fera basculer graduellement la Femme que j’admire... Sa voix devient tout à coup moins forte, car ça fait plus distingué. Et ce, pour plaire à ce nouveau venu qui paraît bien, conduit une belle voiture, est habile pour les travaux autour de la maison, possède un motorisé et aime la musique country. Ces caractéristiques convaincront cette Femme de louer sa résidence et d’aller s’établir dans celle du M., veuf depuis peu. 

(…) avec le nouveau M., Elle fera de belles sorties, de beaux voyages en motorisé, invitera les siens et les « siens à lui » de temps en temps. Par contre, Elle n’est plus la même. Difficile de parler à la « Femme que je connaissais », quelque chose s’est brisé en Elle. Elle ne peut plus parler librement, je pense. 

Chaque fois que je téléphone à ma mère, elle m’assure que tout va bien, que nous nous verrons bientôt, après tel événement ou tel voyage. Faut dire que M. aime voyager en motorisé, surtout dans le sud des États-Unis là où presque toutes les stations de radio jouent de la musique country. Pourtant, je sais que ma mère n’aime pas voyager dans une tente en métal. Aux chansons nasillardes d’un passé depuis longtemps révolu, elle préfère, et de beaucoup, les voix chaudes et sensuelles des chansonniers québécois comme Richard Séguin et Roch Voisine.

J’ai l’impression que ma mère s’est abandonnée totalement à ce M. au caractère primesautier et, ma foi, plutôt têtu. Une fois, ma mère m’a expliqué que la découverte du web avait totalement transformé M.. Lui, qui avait depuis longtemps jeté la transsubstantiation et l’Immaculée-Conception aux rebuts avec l’Assomption et l’infaillibilité papale, s’était mis à croire tout ce qu’il lisait sur l’Internet, y compris l’alunissage de Neil Armstrong filmé dans un studio secret de l’armée américaine et la destruction par la CIA des tours jumelles du World Trade Center. Dès que M. touchait à son clavier, il abandonnait tout sens critique et tout jugement : il était devenu un béliveur du cyberespace. Son nouveau Credo ressemblait à quelque chose comme « Je crois en l’Internet, le médium tout-puissant, en Pierre-Karl Péladeau, son Fils bien-aimé par qui toute connaissance nous est transmise, et dans Ses esprits sains, les Médias sociaux. »

Le béliveur et ma mère ont cessé de voyager quand la covid-19 a fait son apparition en Amérique. M. s’est alors mis à passer ses journées devant l’écran de son ordinateur, dévorant l’un après l’autre les sites complotistes, notamment ceux qui niaient l’existence même du virus. Il riait quand ma mère mettait son masque pour aller faire ses courses. Pour voir, disait-il, qu’une feuille de papier plissé peut empêcher un nuage de virus imaginaires d’entrer dans ton nez! Aussi, quand le gouvernement a implanté le passeport vaccinal, M. a crié à l’état policier en brandissant à bout de bras le roman « 1984 » de George Orwell.

Quand les vaccins sont finalement arrivés, M. a refusé net d’aller se faire vacciner avec ma mère. Pas question, a-t-il dit, qu’on m’injecte la puce 5G de Bill Gates, ni qu’on modifie mon ADN. En conséquence, M. a attrapé la covid-19 au début de la deuxième vague. Il a été hospitalisé aux soins intensifs, mis sous respirateur et plongé dans un coma artificiel. Il est décédé d’une pneumonie cinq jours plus tard.

J’ai accompagné ma mère aux funérailles de M. en mode virtuel avec les « siens à lui ». Puis, ma mère a rapidement fait le deuil de son conjoint. Après tout, m’a-t-elle expliqué, elle avait vécu avec M. seulement quelques années, contrairement à mon père avec qui elle avait passé plus de quarante ans, C’est d’ailleurs ce qu’elle a dit aux enfants de M. quand elle a refusé toute part de l’héritage, notamment le fameux motorisé dont personne, semble-t-il, ne voulait. Ma mère est venue vivre chez moi, le temps que je lui déniche un magnifique trois et demi dans une résidence pour personnes âgées sise en face d’un grand parc.

Le changement d’air a fait merveille sur ma mère. Elle a recommencé à rire et à faire de petites escapades avec d’autres résidents. Elle fait maintenant partie du club de cartes de la résidence, d’une équipe de baseball poche et d’une autre de pétanque.

Récemment, je lui ai demandé si elle aimerait rencontrer un autre M.. Bien sûr, m’a-t-elle répondu avec un large sourire, mais plus question pour moi de quitter mon appartement, ni de prendre le premier venu. Les prospects devront remplir le questionnaire de Marcel Proust avant que je n’arrête mon choix. Sache, mon garçon, que j’ai survécu à deux hommes et que je suis prête à survivre à un troisième.

J’adore ma mère.                        

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