À la recherche du chum perdu
Un
texte de Marcelle Proulx
Longtemps
je me suis couchée de bonne heure. Non pas pour lire ou écrire comme mon
homonyme d’outre-mer qui souffrait de quitter son lit à baldaquin, mais pour
mieux réfléchir à ce que j’allais faire de mon chum. L’envoyer se promener du
côté de chez Swann, sa famille biologique? Le laisser butiner à l’ombre des
jeunes filles en fleurs? Ou bien le garder prisonnier entre mes cuisses?
La
question est d’importance car Ignace, mon chum, est toujours perdu. Et quand je
dis perdu, je ne veux pas seulement dire dans ses livres, ce qui l’empêche
généralement de m’accueillir quand je reviens à la maison, ou dans ses pensées,
ce qui annihile depuis des lunes toute velléité libidineuse de jouer à Sodome
et Gomorrhe. Je veux aussi parler des malentendus de mon peu loquace d’Ignace,
et de ses oublis existentiels qui finissent par vous gâcher l’appétit quand ce
n’est pas la vie !
Quelques
exemples éclaireront mon propos et vous permettront, je l’espère, de me donner,
sur la base de ces faits avérés, votre opinion mûrement réfléchie sur le sort
qu’il convient que je réserve à mon chum parfois si égaré que je me demande
dans quel monde il vit.
J’enseigne
la gestion de classe à l’École Normale de Guermantes. Comme elle est située
tout près du cinéma Lumière, et que mon chum adore les films d’Harry Potter,
Poudlard se situant, semble-t-il, dans son univers, je l’invite un beau jour à
venir me rejoindre après le travail pour visionner, les mains amoureusement
enlacées dans un baril de popcorn, l’épisode final de cette heptalogie où des
ados doivent détruire l’un après l’autre des objets maléfiques contenant une
fraction de l’âme du méchant-dont-on-n’ose-dire-le-nom (sic!), objets qui
portent le nom très poétique d’horcruxes. Bien entendu mon Hermione d’amour,
répond-il en enfilant son foulard de Gryffondor, je te rejoins
im-mé-di-a-te-ment. Arrivée la première au cinéma, j’achète nos billets.
L’heure file telle une Perséide et toujours aucune trace de mon Ron Weasley !
Le film commence. J’attends encore un peu puis reviens à la maison après m’être
fait rembourser les billets pour cause d’absentéisme. Où donc était
Charli-gnace pendant ce temps ? Au cinéma du centre-ville où il a l’habitude
d’aller avec ses amis jeter des sorts à des Hermiones médusées par leur
baguette. Et qu’a-t-il fait une fois sur place ? Ne me voyant pas arriver, il est
allé voir le film tout seul, le salaud ! Pour le punir de m’avoir ignorée, Dieu
lui a envoyé une indigestion de popcorn carabinée. J’ai regretté cette fois-là
de ne pas lui avoir acheté, en plus du foulard, la carte de Maraudeur de
Montréal. Là au moins, il aurait su où j’étais et compris son erreur. Nous
avons réglé notre différend en boudant pendant une semaine, lui au sous-sol,
moi dans la chambre.
La fois
suivante, je l’invite à venir nous rejoindre, une collègue de travail et moi
dans un restaurant chic de la rue Sherbrooke. Ignace arrive au restaurant, nous
cherche vainement du regard dans la salle, demande mon nom à l’hôtesse qui ne
le trouve pas dans son livre de réservation, ma collègue ayant fait mettre à
son nom la banquette en demi-lune que nous occupons. Il attend encore un peu,
puis retourne à la maison en maugréant. Le lendemain, je dévalisai une église
et vociférai contre mon chum qui dédaigna me répondre, optant plutôt pour la
facilité en me boudant une autre semaine au sous-sol.
Vous
aurez sans doute compris à l’absence de téléphone cellulaire, que ces deux
exemples remontent à fort longtemps. Je bénis aujourd’hui cet accessoire, car
il m’épargne malentendus et bouderies. En outre, il me permet de jouir en toute
impunité du site JALF.COM, mais ceci est une tout autre histoire dont je vous
parlerai peut-être un jour.
Dans le
dernier exemple, nous possédions tous deux un cellulaire, ce qui ne nous servit
absolument à rien. Je sais par expérience que l’histoire va vous faire rire,
mais je vous demanderais, s’il vous plaît, de vous retenir par respect pour
votre humble narratrice. L’action débute un 23 décembre. La date est
importante. Nous allons passer les Fêtes dans ma famille à Rimouski. Pendant
qu’Ignace remplit l’auto, je coupe l’eau, règle les thermostats, ferme portes
et fenêtres. Le temps est doux, la route agréable. Nous savourons d’avance ces
cinq jours de vacances au bord de la mer. Arrivés au coucher du soleil, j’aide
Ignace à décharger l’auto. Je ne vois pas ma valise. Avec un soupçon
d’inquiétude dans la voix, je demande à Ignace où est ma valise? Je n’y ai pas
touché, je te le jure, me répond-il déjà sur la défensive. Comment ça tu n’y as
pas touché! J’ai un trémolo de panique dans la voix. Ben… comme ta valise était
encore ouverte sur le lit, je l’ai laissée là pour que tu puisses terminer ton
paquetage. La corne de brume du phare de Pointe-au-Père est un chuchotement à
côté du cri que je lançai et qui fit dévier deux porte-conteneurs au large.
Avez-vous déjà magasiné des petites culottes un 24 décembre ? Une robe ? Des
bas ? Un soutien-gorge ? En vérité je vous le dis, l’enfer doit ressembler à un
temps des Fêtes éternel avec rien pour se changer ou se mettre belle. Ma
famille a empêché le pire, et je ne parle pas ici de mort accidentelle. J’ai
logé chez mes parents et lui, chez ma sœur. Prudente, ma mère a servi le Réveillon
dans des assiettes en carton et des verres en plastique.
C’est
depuis ce temps-là que je me couche de bonne heure en me demandant quoi faire
de mon Tryphon de Tournesol. Selon vous, y a-t-il un espoir que mon chum
distrait connaisse la métamorphose de Paris ? Ou que tel Saint-Loup, il
pentecôte une élévation intellectuelle ? J’aimerais bien, car malgré tout le
mal que j’ai pu vous dire de lui, malgré tous les égarements que je vous ai
tus, j’aime toujours autant mon Ignace. Depuis vingt-deux ans maintenant. Il
fait partie de moi, et moi de lui. M’en séparer équivaudrait à me couper en
deux.
Savez-vous
quoi ? Je viens de prendre ma décision : Ignace et moi allons poursuivre
notre route ensemble. Nous allons régler nos malentendus, nos oublis, et à la
fin, je vous parie que j’aurai mon chum retrouvé.
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