Normand

  

Avez-vous déjà remarqué que c’est souvent ce qu’on n’a pas qui gouverne notre existence ? Voyez par exemple Normand : un grand jeune homme de 32 ans, bien proportionné, aux cheveux… Aux cheveux absents! Oui, Normand est chauve. Oh, il lui reste bien une couronne hippocratique, mais, à l’image de Martin Matte, il préfère la raser plutôt que d’exhiber ce vestige de sa chevelure d’antan. À cet âge, la calvitie complexe drôlement son homme.

Normand essaie de compenser son alopécie en allant au gym quatre fois par semaine. Malheureusement, son cerveau ne l’entend pas ainsi. Quand Normand se regarde dans un miroir, il ne voit qu’un coco de vieillard. Lui qui est 100 % hétéro se surprend parfois à regarder la chevelure des gars dans le vestiaire. Il a même déjà rêvé qu’il passait sa main dans l’une d’entre elles, ressentant oniriquement le frou-frou des boucles entre ses doigts. Il s’était réveillé en sursaut, la sueur au front, avec une bonne érection.

Quand on a un complexe, on le cache du mieux qu’on peut. Incapable de porter une perruque ou un implant capillaire, Normand arbore toujours une casquette de sport en public. Si vous voulez mon avis, ce n’est pas la chose à faire dans un bar ou dans un restaurant, car comme la bienséance commande aux hommes de se découvrir en de tels lieux, sa casquette met sa calvitie encore plus en évidence.

Naturellement, Normand pense qu’aucune femme de son âge ne voudra de lui. Il se perçoit comme un handicapé capillaire, tout juste bon pour l’épreuve paralympique du célibat. Sa calvitie oblitère tous ses atouts : un corps musclé, un regard intelligent, des yeux d’une eau profonde, un bon emploi, etc. Comme je le disais au début, c’est ce qu’on n’a pas qui nous obsède.

Sa bonne amie Christine, agente de marketing dans la même boîte que lui, ne l’entend pas ainsi. Elle se dit qu’un peu de mise en étalage suffirait à Normand pour rencontrer LA femme de sa vie, du moins pour nouer une amitié sexuelle, ce qui personnellement la comble entièrement ces temps-ci. Aussi, chaque vendredi, Christine propose à Normand d’aller au bar d’en face après le travail. Sans succès. Jusqu’à aujourd’hui.

Normand a dit oui à Christine. Il vient de terminer un gros projet en TI et il a envie de fêter ça. Le bar est plein à craquer d’employés de bureau venus, tout comme eux, remercier Dieu que la semaine soit terminée. Christine et Normand se frayent un chemin à travers la foule et trouvent une table libre au fond de la salle. Naturellement, il advient ce que vous pensez : plusieurs jeunes femmes accortes déshabillent du regard le nouveau venu, en se demandant s’il est en couple ou non avec la fille. Puis, l’une profite d’une éclipse de Christine, pour tenter sa chance. Normand est surpris,  flatté même de l’intérêt que lui porte la jeune femme. Il répond gentiment à toutes ses questions. Voyant cela, Christine en profite pour aller saluer des connaissances dans la salle.

Quand elle revient, Normand est à nouveau seul. Elle lui demande comment ça s’est passé, s’il pense revoir la jeune femme… Normand lui explique qu’il a mis fin à la conversation quand la jeune femme lui a dit qu’elle était… coiffeuse. Christine se retient pour ne pas pouffer de rire. Elle se dit qu’à part la conclusion, Normand a bien géré la situation. Elle est confiante maintenant qu’il y aura d’autres vendredis où Normand va  sortir de sa coquille. De toute façon, elle-même vient dans ce bar depuis trois ans et elle n’a toujours pas rencontré l’homme de sa vie. Calvitie ou pas, homme ou femme, de nos jours, il n’est vraiment pas facile de se caser. Normand, se dit-elle, devra apprendre à faire comme elle, c’est-à-dire à prendre patience en entretenant une amitié sexuelle. Sur ce, elle commande deux autres bières au jeune serveur à la chevelure léonine et, surtout, aux fesses fermes et bombées. Puis, elle entreprend d’expliquer à un Normand silencieux que ce n’est pas grave, que d’autres filles vont venir lui parler…

Normand ne l’écoute pas. Son regard est rivé sur le jeune serveur. Il rêve qu’il lui caresse les cheveux tout doucement, très longtemps, en écartant les doigts pour que ses boucles glissent librement, puis qu’il plonge son visage dans sa tignasse pour en capter l’odeur, pour sentir le doux contact des cheveux sur ses joues… « Voici vos bières, monsieur ». Normand rouvre les yeux. Avec un léger tremblement de la main, il tend un billet de banque au serveur. Celui-ci effleure la main tendue, puis remet à Normand la monnaie et une carte d’affaires du bar sur laquelle il a griffonné à la hâte son nom et son numéro de téléphone.

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