Le volant d'autobus
« Si
l’on m’avait proposé de nommer des gens purs et sensibles, j’aurais donné des
dizaines de noms, mais pas le sien. » (Extrait de Vie et Destin de Vassili Grossman)
Mon
père possédait un commerce d’autos usagées. Vous voyez le genre. Non? Rappelez-vous
le slogan anti-Nixon de 1960: « Would you buy a used car from this man?
». Certainement pas!
auriez-vous alors répondu. C’est en plein l’opinion que j’avais de mon
père à douze ans.
Il me
faut vous dire que, depuis quelques années, mon père m’amenait travailler avec
lui les samedis pour que j’apprenne la business. C’est ainsi qu’il me
montra comment reculer un odomètre quand l’ancien propriétaire avait oublié
de le débrancher, comment étouffer temporairement les cognements du moteur,
comment patcher un silencieux percé, etc. En un mot comme en cent, papa
m’a appris au fil du temps comment transformer un taxi en voiture de curé qui
ne sortait pas l’hiver.
Toujours
est-il qu’un beau samedi d’octobre, une femme s’est présentée au bureau pour
acheter un volant d’autobus scolaire. Mon géniteur lui a expliqué qu’il ne
pouvait pas lui vendre seulement le volant car cela dévaluerait par trop le
véhicule, mais qu’il était prêt à lui faire un bon prix pour le vieil autobus
scolaire qui traînait depuis des lustres au fond de la cour. Non merci,
répondit la dame. Nous avons seulement besoin du volant. Pour faire quoi? a
demandé mon paternel. La dame s’est approchée de la fenêtre et a pointé une
camionnette bleue dans le stationnement. Sur le siège du passager, un homme
attendait. Le volant est pour mon mari, dit-elle. L’an dernier, il a eu une
résurgence de poliomyélite, ce qui a entraîné une diminution sensible de ses
fonctions motrices. Ses médecins assurent cependant qu’il pourra à nouveau
conduire notre camionnette si on remplace le volant actuel par un volant
d’autobus.
Mon
père a regardé longuement la camionnette avant de prendre sa décision.
Attendez-moi ici, a-t-il fini par dire. Toi, fiston, viens m’aider. De l’aide,
il en a eu drôlement besoin car les boulons du volant étaient figés dans la
rouille. Heureusement, les objets sacrés de l’Église sont venus à sa rescousse,
tant et si bien qu’une heure plus tard, il a présenté fièrement le volant à la
dame. Combien je vous dois? a-t-elle demandé. Rien, répondit mon père, il me
fait plaisir de vous l’offrir. De toute façon, l’autobus est juste bon pour la
ferraille. Les yeux mouillés, la dame s’est confondue en remerciements, puis
s’est empressée de rejoindre son mari avec le précieux objet entre ses mains.
J’ai
repris le commerce de papa il y a dix ans. Je pratique encore certains des
trucs qu’il m’a enseignés, question que le client ait l’impression de profiter
d’une bonne affaire. Quant à l’autobus scolaire, il a disparu depuis longtemps du paysage. Cependant, j’espère
toujours qu’un jour, je pourrai à mon tour passer au suivant. D’ici là, ma
fille apprend la mécanique automobile et tient la comptabilité de
« Véhicules d’occasion Latreille et fille ».
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