Enquête dans la Petite Italie
Mais où
est donc passée Lucia, ma sorella maggiore[1]?
Ça fait 48 heures que j’attends dans son condo qu’elle revienne d’une course
importante et je n’ai toujours pas de ses nouvelles. J’ai contacté son bureau,
ses amis : niente[2]
! Idem pour son cellulaire. L’avocat de son ex appelle sans arrêt pour que Lucia
vienne signer les papiers du divorce. Pour sa part, l’agent d’immeuble a trois
offres à lui présenter pour son condo. Je comprends qu’à 32 ans ça fait
beaucoup de choses à gérer, mais de là à disparaître complètement !
Vers 10
heures, coup de cellulaire. C’est notre cousine Claudia qui me rapporte que sa
collègue de travail, Carlita Petrucci, affirme avoir vu Lucia avant-hier. Elle
sortait de la Chiesa della Madonna della Difesa[3]
au bras d’un grand Noir bien baraqué. Quoi ? Impossibile ! Le curé
Mastroianni n’accepterait jamais de bénir une telle union. Non pas parce que le
gars est Noir, il en a vu d’autres depuis le temps qu’il officie dans la Petite
Italie, mais parce qu’il ne peut unir une personne divorcée par le sacrement du
mariage. Je lui demande où je puis joindre Mademoiselle Petrucci. À l’église
St-Jean-de-la-Croix, qu’elle me répond. Re-quoi ? Ma cousine me rappelle alors
qu’au tournant du millénaire, cette église située à la limite méridionale de la
Petite Italie a été convertie en condos.
Je
saute sur mon vélobèse électrique et file vers l’église Machin-Chouette. Une
fois sur le parvis, je consulte le panneau d’Intercom : Carlita Petrucci, condo 207. Je sonne. Bellissimo,
appelle-moi Carlita, me susurre-t-elle dès que je m’assieds sur le canapé. Oui,
elle a bien vu Lucia il y a deux jours, me confirme-t-elle en préparant deux
verres de brandy coupé de jus de pomme, le tout en me déshabillant du regard.
Elle vient me rejoindre sur le canapé. Je sens qu’il y va de ma vertu de hâter
les choses. Et le Noir qui était avec elle, vous le connaissez ? À peine, me
répond-elle en déposant doucement sa main libre sur ma cuisse. Au secours
quelqu’un, aidez-moi. Cette femme est une vraie cougar : elle a au moins
cinq ans de plus que moi ! Je prends tout aussi doucement sa main, la regarde
dans les yeux et lui ment : si vous étiez un homme Carlita, je vous ferais
l’amour subito sur ce canapé. Carlita retire sa main en soupirant. Mon
étrange compliment semble l’avoir rassérénée. Sans plus rien espérer de ma
visite, elle m’explique que le Noir est barista au Caffè di Napoli, sur
le boulevard Saint-Laurent. Je la remercie pour tout, en insistant sur le
« tout », et la quitte rapidement. Sentant son regard dans mon dos,
je durcis les fesses en descendant l’escalier pour faire plaisir à ses yeux.
Au Caffè
di Napoli, une déception m’attends : le barista est Blanc … et
hispanophone ! Il appelle le gérant qui m’explique que son barista Noir est un
Sénégalais qui a fui l’Afrique via la Lybie, gagné Naples via l’île de
Lampedusa et qui, après avoir été exploité pendant trois ans comme barista
illégal à Rome, a immigré au Québec où il est désormais citoyen canadien. Merci
pour la biographie, que je lui réponds. Maintenant, pourriez-vous me dire son
nom s’il-vous-plaît et m’indiquer l’endroit où je pourrais le trouver ? Pendant
qu’il soupèse sa réponse, je commande un macchiato au barista, question de
remercier d’avance le gérant pour ses infos. Il s’appelle Goundo, lâche-t-il
finalement. Comme il est en congé aujourd’hui, vous le trouverez sans doute au
marché Jean-Talon où sa belle-famille tient un kiosque de légumes exotiques. À
l’énoncé du mot belle je suis rassuré : le gars est déjà marié !
J’aurais pu pousser ma chance et demander au gérant le numéro de cellulaire de
Goundo. C’est ce que tout bon non-Italien aurait fait. Mais, je sais qu’il
m’aurait alors fallu allonger une mazzetta[4]
hors de mes moyens pour que le bonhomme accepte de trahir le droit à la vie
privée d’un de ses employés. J’entreprends plutôt de siroter calmement mon
café.
Cela me
permet d’assister à l’arrivée d’une grosse Mercedes qui se stationne
directement devant l’entrée, dans l’espace réservé aux livraisons. Le passager
sort et vient échanger quelques mots a bassa voce[5]
avec le gérant qui lui remet une grosse enveloppe brune. De deux choses
l’une, pensé-je : ou bien ce signore a vendu une information de la plus
haute importance au gérant, ou bien rien n’a vraiment changé depuis mon enfance
alors que même les barbiers étaient taxés pour avoir le droit de tenir salon
dans la Petite Italie. J’évite de faire un choix et de devenir un témoin
embarrassant. Je saute sur mon vélobèse, direction le Marché.
En
route, je décide de faire un détour par la rue Dante pour voir si le curé
Mastroianni est là. Dieu seul entend le drelin-drelin de la sonnette du presbytère.
Une note rédigée dans un toscan approximatif m’apprend que le presbytère est
ouvert seulement le samedi de 15 à 16 heures, juste avant le service dominical.
Suivent le numéro de téléphone de la cure et les instructions : pour un
mariage, un baptême ou des funérailles, faites le 1; pour recevoir
l’extrême-onction, faites le 2; pour se confesser à distance ou faire un don,
faites le 3. Je repars pour le marché Jean-Talon en me promettant de revenir un
jour voir la magnifique fresque de Guido Nincheri montrant Benito Mussolini
fièrement assis sur un cheval alezan.
Le
premier kiosque que je vois en entrant au marché est tenu par un Noir qui vend
des épices. Ça doit être lui que je me dis. Goundo ? demandé-je sans prendre la
peine de me présenter. Désolé Monsieur, vous devez me confondre avec un autre Black.
C’est normal : nous nous ressemblons tous. Je m’appelle Dieudonné,
Dieudonné Labonté. Ah, excusez-moi de vous avoir dérangé. Le deuxième kiosque
est lui aussi tenu par un Noir : on y vend du bok choy et de l’escarole.
Prudent, je lui demande poliment s’il s’appelle Goundo. Non monsieur, qu’il me
répond tout aussi poliment, je m’appelle Hugo Victor. Le seul Goundo que je
connaisse vend des endives et des asperges au bout de la troisième allée à
droite. Ah le gentil vendeur ! Il me donne gratuitement toutes les infos dont
j’ai besoin. Je doute fort qu’il ait du sang italien ou qu’il réussisse en
affaires un jour.
Troisième
allée à droite, au fond, un étal d’endives et d’asperges. J’y suis. Une
magnifique Antillaise de mon âge m’accueille avec un sourire éclatant. Toujours
poli, je lui demande si Goundo est là. La beauté regarde tout autour d’elle
puis éclate de rire. Non, mon beau-frère n’est pas ici, me dit-elle en faisant
sécher sa dentition d’un blanc publicitaire. Mais si vous voulez bien
patienter, il ne tardera pas à revenir des toilettes. En d’autres
circonstances, j’aurais souhaité que Goundo prenne tout son temps auxdites latrina
afin que je puisse faire plus ample connaissance avec la mère putative de mes
enfants. Mais, pas aujourd’hui. Tel un jambon, je suis pressé. Je me contente
de prendre quelques endives et son numéro de cellulaire.
Voulez-vous
le mien aussi, demande une voix de basse derrière moi ? C’est le très recherché
Goundo. Je vais enfin apprendre où est ma sœur. Je n’ai pas le droit de vous le
dire, me répond Goundo. Je me rappelle alors quelques formes de torture
populaires au Moyen-Âge. Comme je m’apprête à lui donner le choix entre le
chevalet et les brodequins - ce beau mot évoque la broderie -, Goundo se met
à table (déjà?) : ma sœur lui a fait promettre de ne rien dire à qui que
ce soit. Ah bon ! Je me dis qu’elle aurait tout aussi bien pu me le faire jurer
à moi aussi ; un simple coup de fil aurait suffi pour ça. Mais, ajoute-t-il, puisque
vous êtes son cadet, je suis prêt à faire quelque chose pour vous aider. Je
suis tout ouïe, me dis-je in petto. Vous allez suivre Nadège à bonne
distance, sans lui adresser la parole. Elle va s’arrêter devant la porte où se
trouve votre sœur. Le reste vous regarde.
Madonna
santa, vous parlez
d’une histoire ! Je me demande si je ne devrais pas tout simplement retourner
chez moi et attendre que Lucia réapparaisse ? Mais, vous me connaissez :
j’ai le sang chaud des Méditerranéens. Je n’aime ni attendre, ni faire traîner
les choses en longueur. Je décide donc de suivre Nadège à bonne distance, le
vélobèse à mes côtés, ce qui me permet d’apprécier son déhanchement. Elle
emprunte la rue Bélanger, file vers Saint-Denis où elle tourne à droite et
descend vers le sud. Elle passe le boulevard Rosemont, puis le viaduc et tourne
à droite sur la rue du Carmel. Elle longe un mur de pierres qui doit faire un
bon trois mètres de hauteur, puis s’arrête devant une porte surmontée d’une
arche gothique blanche. Elle revient sur ses pas, croise mon regard sans mot
dire, me fait un signe du pouce et de l’auriculaire pour que je lui téléphone pronto,
puis retourne à ses endives et à son beau-frère.
Je
m’avance vers la porte. 351 rue du Carmel. Sur l’arche est inscrit le nom du
lieu : « Monastère des Carmélites ». Je reste interdit,
incapable de tirer sur le cordon de la clochette. Je comprends plein de choses
maintenant : sa visite à la chiasa pour parler au curé Mastroianni,
son ami Goundo qui lui apporte son soutien, le cellulaire fermé, etc. Tout de
même, elle aurait pu me prévenir par courriel ou texto avant d’entrer au
monastère. C’est à ce moment-là seulement que je me souviens que j’ai une
seconde adresse courriel pour mes affaires de cœur. Rapidement, j’ouvre ma
messagerie rose : le courriel de ma sœur est là qui m’explique tout et me
demande de voir à ses affaires pendant sa retraite fermée ! Dire que je me suis
fait du mouron pendant tout ce temps-là, que j’ai dû mentir pour ne pas être
dévoré vif par une cougar et que j’ai failli rapporter à la police la
disparition de Lucia Marinelli, née Nuovo.
Cependant,
je n’ai pas fait tout ce parcours pour rien, que je me dis en enfourchant à
nouveau mon vélobèse. J’ai revisité le quartier de mon enfance et j’ai le
numéro de cellulaire de la donna dei miei sogni[6].
Franco,
mai 2021
P.S. J’ai écrit ce texte pendant ma
récente retraite fermée à l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac.
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