Berthilde
Le
chevalier teuton, Othon de son prénom, se désespérait de marier sa fille Berthilde.
Elle allait avoir 25 ans dans deux semaines et pas un seul prétendant ne
s’était encore manifesté. Pourtant sa fille avait des hanches larges propres à
assurer une nombreuse descendance à l’homme pour le moins besogneux, et une
poitrine suffisamment généreuse pour nourrir des triplés. Mais il y avait un
hic à l’affaire. Ou plutôt deux. Berthilde avait une voix de crécelle qui
n’incitait aucunement à la concupiscence. Et, fait plus important, l’empereur
avait donné bien peu de terres en apanage à Othon : quelque deux mille
feux seulement, disséminés dans les vaux de la Haute-Bavière. Pourtant le
chevalier avait guerroyé quatre ans avec lui en Terre Sainte. En son nom et en
celui du Christ, il avait occis des hommes, violé des femmes, asservi leurs
enfants, notamment Barnabé, un juif aux papillotes blondes – allez savoir d’où
lui venait ce cheveu ! - qui le servait aujourd’hui à titre de fou.
Othon
fit quérir Barnabé et lui exposa le problème. Celui-ci opina du bonnet pour
montrer qu’il avait compris, ce qui fit tintinnabuler ses clochettes. Puis, il
caressa son menton, encore imberbe à dix-huit ans, et émit quelques Hum bien sentis pour montrer la profondeur de ses réflexions. Quand il vit son
maître sur le point de lui botter le derrière, il écarta les papillotes qui
l’empêchaient de bien voir, et dit « Ô mon maître qui à tous mes besoins
subvient, voici mon conseil : invite quelques bons partis à un festin que
je préparerai moi-même ».
Aussitôt
dit, aussitôt fait. Deux semaines plus tard, quatre seigneurs se présentèrent avec leur suite. Barnabé
dirigea les seigneurs vers la salle à manger pendant qu’un valet amenait
chevaux et serviteurs à l’écurie, où l’on servit aux premiers de l’avoine et
aux seconds une soupe accompagnée d’un quignon de pain de seigle.
Le
festin commença. Cailles, poules, faisans, oies : toute la basse-cour du
chevalier se retrouva rôtie sur la table. Or, Barnabé avait pris grand soin de
saupoudrer chaque plat de grains moulus qu’il avait autrefois rapportés de
Palestine. Les seigneurs, tout heureux à l’idée de s’empiffrer sur le compte du
chevalier, remplirent leur assiette. La mouture réchauffa la langue des convives,
lesquels se mirent à boire plus que de raison, ce qui échauffa à son tour la
conversation et aiguisa leurs sens. Un seigneur jeta un regard lubrique à Berthilde
qui, comme le lui avait intimé son père, mangeait et buvait sans mot dire.
Voyant cela, un autre seigneur se leva et alla du revers de sa manche essuyer
la bouche de Berthilde. Un troisième s’approcha pour remplir sa coupe à ras
bord. Bientôt les quatre galants firent la cour à Berthilde, la complimentant
qui sur sa tenue, qui sur ses bonnes manières. S’ensuivit une joute oratoire où
chacun fit valoir ses atouts : la taille de son château, le nombre de ses
serviteurs, son rang, son physique même. Tant et si bien que vers minuit, une Berthilde
encore tout esbaudie des attentions reçues pointa du doigt le mari de son
choix. Othon s’empressa de sceller les accordailles sur un vélin que Barnabé
avait préparé, sûr qu’il était des effets de son condiment.
Une
fois les convives partis, Othon alla voir Barnabé et lui demanda ce qu’il avait
mis dans la nourriture. Du poivre, lui répondit le fou en exhibant quelques
grains noirs de sa poche. Mon cher, dit Othon hilare en soupesant les grains,
je crois que nous allons faire le commerce de ton épice. Ce grain tout léger et
rare va faire notre fortune à tous les deux.
Othon a
eu parfaitement raison. Dans l’Allemagne médiévale, la fortune d’une homme se
mesura désormais à la quantité de poivre qu’il possédait. Les plus riches
furent surnommés « sacs de poivre ». Quant à Berthilde, elle épousa
en grandes pompes Frédéric, comte de Zollern. De ce mariage naquirent les
ancêtres de ceux qui allaient régner sur l’Allemagne sous le nom des
Hohenzollern.
Commentaires
Publier un commentaire