Épidémies et familles

 

Étude du rôle des épidémies dans la recomposition des familles québécoises au XXIe siècle.


SRAS (2002-2003)

Jackie vit heureuse à Chicago avec Tom et leur fille Claire. Certes, elle se retrouve souvent seule, Claire étudiant maintenant à l’université et Tom parcourant toujours le pays pour gérer les contrats de ses clients, des joueurs de basketball professionnels. Mais Jackie a trouvé à s’occuper : elle est guide culturelle au Field Museum. Cela l’accapare une vingtaine d’heures par semaine, ce qui lui laisse assez de temps pour ses loisirs et l’entretien de son réseau social. Malheureusement, le long fleuve tranquille de Jackie est interrompu un soir d’automne par un appel d’urgence en provenance de Toronto : son mari a contracté le SRAS et se trouve aux soins intensifs du St. Michael’s Hospital. Le temps qu’elle réserve un billet d’avion, un second appel lui annonce le décès de Tom.

Le deuil est difficile à porter pour Jackie, qui perd un vieux compagnon de vie, et pour Claire, qui perd un précieux conseiller. Heureusement, les deux femmes s’épaulent et font preuve de résilience. Jackie se jette à corps perdu dans son rôle de guide culturel. Bientôt, le Musée lui confie la tâche de recevoir les délégations d’autres musées. C’est ainsi qu’un beau jour de l’été suivant, elle fait visiter le musée à une délégation du Musée des Beaux-Arts de Sherbrooke. Jackie est séduite par l’élégance et la prestance de Michel, le directeur du Musée, veuf lui aussi. S’ensuit une relation épistolaire qui devient rapidement physique puis conjugale. Si bien que l’hiver suivant, Jackie prend pays et s’installe dans la maison de Michel à Rock Forest pour y couler des jours heureux.

Grippe H1N1 (2009-2010)

France marche sur la plage de Port-Daniel. Elle dépose des galets sur les méduses échouées pour que personne ne se blesse en marchant dessus. Jérémie, son camionneur de mari, l’a larguée l’été dernier pour une jeune touriste de passage en lui laissant la maison et trois enfants en bas âge : Thomas 10 ans, Béatrice 8 ans et Hubert 6 ans. Elle arrive à peine à joindre les deux bouts avec la maigre pension que lui verse Jérémie à intervalles irréguliers. France sait qu’il n’y a aucun avenir pour elle en Gaspésie, sinon celui de loger trois ou quatre « p’tits vieux » chez elle pour boucler son budget avec leur pension de vieillesse. Et si elle vendait la maison? Combien pourrait-elle en tirer? De façon réaliste tout au plus 150 000 $, se dit France en posant un galet sur une méduse. Elle pourrait investir cette somme dans une grande résidence proche d’une agglomération importante et garder en pension une quinzaine de « p’tits vieux ».  Ainsi, elle pourrait vivre à l’aise avec ses enfants. France rêve sans savoir que le destin est en train de décider pour elle. À la maison, un message l’attend : Jérémie vient de décéder de la grippe H1N1 en Floride où il était parti livrer une cargaison de sirop d’érable. Finie la pension alimentaire.

France se dépêche de mettre en vente la maison de son malheur. L’été est la meilleure saison pour vendre une maison gaspésienne, raisonne-t-elle. En septembre, ses enfants pourront commencer l’école en ville et elle, sa nouvelle vie. Pour une fois, la chance lui sourit : un masochiste du patrimoine voit son annonce sur la Toile et lui offre 160 000 $ si elle quitte les lieux avant la fête du Travail. France ne se le fait pas dire deux fois. Le 31 août, elle s’installe avec ses enfants dans une grande demeure victorienne de la rue des Pins à Magog. Peu après, la Résidence des Pins pour personnes en perte d’autonomie ouvre ses portes.

Punaises de lit (Montréal, 2014)

Quartier Hochelaga, trois heures du matin. Pascal regarde une dernière fois son œil gauche tuméfié dans le miroir de l’entrée. Il empoigne son sac de sport plein à craquer de ses effets personnels et sort en refermant doucement la porte sur sa famille. Il a décidé qu’il en avait assez des coups de son père, officier de police à Montréal. Il a mangé volée par-dessus volée pour ses mauvais résultats scolaires, une autre pour avoir, à quatorze ans, avoué son homosexualité et, cette fois-ci, un direct au visage pour avoir rapporté des punaises de lit à la maison, résultat d’une récente éclosion dans le quartier. Pascal en a fini de se sentir non désiré, bon à rien. À seize ans, il décide de rechercher ailleurs l’affection qui lui fait si cruellement défaut. Direction le Village gay où bientôt il commence à louer son corps pour un peu d’argent en espérant être un jour aimé et, si possible, soutenu dans ses projets.

C’est ainsi que Pascal rencontre Benoit, de quinze ans son aîné. Benoit s’éprend follement de celui qu’il surnomme son « Pretty Boy », en référence au film Pretty Woman. Après quelques rencontres, Benoit offre à Pascal de venir vivre à Eastman et de bosser pour lui dans son dépanneur. Pascal jette un rapide coup d’œil à la ruelle où les clients sont plutôt rares en cette saison ─ on est en avril ─, un autre aux p’tits nouveaux, tous plus jeunes que lui, qui espèrent un client pour payer leur prochaine dose. La vie à Eastman ne peut pas être pire que ça, se dit Pascal. De plus, j’ai enfin quelqu’un qui m’aime. Il regarde Benoit droit dans les yeux et lui dit oui avec son plus beau sourire. 

Intermède sanitaire, 2018

France est maintenant une femme d’affaires prospère. Elle a obtenu une grosse subvention de Québec pour agrandir sa résidence et ajouter vingt lits supplémentaires. Mieux encore, Québec lui garantit l’occupation de ces nouveaux lits, à condition que France accepte d’accueillir des personnes atteintes d’Alzheimer. France acquiesce à tout sans trop négocier, ce qui n’est pourtant pas dans sa nature. Elle s’empresse ensuite d’aller brûler un lampion de sept jours à l’église Saint-Patrice pour remercier la Madone de si bien veiller sur elle. Son personnel compte actuellement trois dames du quartier qui travaillent sur semaine, et ses trois enfants ─ maintenant âgés de 18, 16 et 14 ans ─ en fin de semaine. Cela ne suffira pas, se dit France, pour combler les nouveaux besoins de la Résidence. Elle place une annonce dans le Reflet du Lac pour recruter trois préposés aux bénéficiaires.

Benoit, qui était venu à Magog se réapprovisionner à la SQDC, ramasse un exemplaire du journal et le rapporte à la maison. Pascal aime regarder les annonces des concessionnaires automobiles. Il rêve d’une Honda Civic coupé sport rouge ou d’une Hyundai Veloster blanche avec un grand aileron arrière. Entre deux annonces de chars, Pascal voit l’annonce de France. La dernière phrase s’enregistre dans sa tête : « Aucune expérience requise, la formation vous sera donnée sur place. » Aussitôt, Pascal court en parler à Benoit. Faut dire que Pascal est pas mal tanné de faire des chiffres de douze heures au dépanneur et que Benoit n’est plus son amant. Il est devenu un très bon ami, certains diront son mentor, tout en demeurant son employeur. Benoit, toujours le cœur sur la main, encourage Pascal à tenter sa chance. Pascal revêt ses plus beaux atours et saute sur le scooter qu’il s’est payé pour ses vingt ans grâce à un prêt endossé par Benoit. France tombe sous le charme et la maturité de Pascal. Elle lui offre un essai de deux mois, ce que Pascal accepte en sautant de joie. Elle demande à Thomas et Béatrice de former le p’tit nouveau. Pascal adore son nouvel emploi : pour la première fois de sa vie, il se sent utile à quelque chose. Il se découvre une nouvelle famille. De plus, il se sent attiré par Thomas qui bientôt succombe.

Après quatorze ans de bonheur, Jackie doit se rendre à l’évidence : Michel est devenu Alzheimer. Elle n’ose plus le laisser seul à la maison de peur qu’il s’éloigne ou qu’il n’oublie d’éteindre un rond de la cuisinière. Elle n’a plus la force de le laver, l’habiller, le nourrir. Elle s’épuise, suffoque, n’y arrive plus. La seule qui pourrait l’aider est sa fille Claire, mais celle-ci est demeurée en Illinois où elle élève sa propre famille. Jackie doit se résoudre à placer son mari. Elle contacte le CLSC de Rock Forest qui trouve une place pour Michel à la Résidence des Pins de Magog. La résidence est à moins de vingt minutes de la maison. Jackie accepte à condition de pouvoir passer les matinées avec Michel.

Covid-19 (2020)

Le gouvernement du Québec déclare l’Urgence sanitaire le 14 mars. France qui craint pour la vie de ses résidents et la santé de son personnel décide de confiner toute la Résidence des Pins. Elle demande à son personnel de venir vivre sur place jusqu’à la fin de la pandémie. Pascal accepte quand France lui dit qu’il aura son propre appartement. Il se dit qu’il pourra voir Thomas plus souvent, voire passer la nuit avec lui. France prévient les familles des résidents de son intention de leur interdire l’accès pendant la pandémie. Aussitôt Jackie demande de venir travailler bénévolement à la résidence pour pouvoir rester auprès de Michel. France accepte et fait installer un second lit dans l’appartement de Michel. Le 21 mars, le confinement est en place. Pascal travaille avec Jackie. Il découvre en elle la mère qu’il aurait aimé avoir eue.

Le mardi 23 juin. Tous les résidents sont couchés pour la nuit. France, Jackie, Pascal et Thomas, Béatrice, Hubert et les autres employés se réunissent dans le grand salon pour écouter le concert de la Saint-Jean préparé par les musiciens d’Orford Musique sous la direction du chef d’orchestre Wonny Song. Une douce paix règne dans la résidence où une grande famille a vu le jour, soudée par l’épidémie.

Source : pixabay.com


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