Danse sociale

  

À l’aube de mon quart de siècle, je consacrais tous mes samedis soirs à la danse sociale dans un night-club du centre-ville. Cette sortie était d’autant plus importante pour moi que j’étais toujours célibataire malgré mon physique avenant, mes bonnes manières – fruit d’une éducation religieuse sévère –, et mon poste permanent de fonctionnaire provincial avec, à la clé, un fonds de pension.

Lorsque j’arrivais au night-club, j’avais habituellement les hormones au plafond. C’est ainsi qu’un samedi d’avril 1975, je fis tardivement mon entrée. Plus tôt, je m’étais douché, parfumé et vêtu avec élégance. Ensuite, fébrile, je m’étais installé sur l’unique fauteuil de mon studio pour suivre d’un œil distrait la partie de hockey, question de passer le temps, et fixer de l’autre l’horloge murale qui tictaquait lentement les secondes comme si le temps s’étirait sans fin au fil de mon attente. Pas question d’arriver parmi les premiers au night-club : c’eût été montrer ma désespérance de rencontrer une fille. Il me fallait plutôt arriver vers vingt-trois heures, l’air relaxe, comme s’il s’agissait d’une soirée comme une autre, comme si je n’avais d’autre désir que celui de me défouler sur la piste de danse.

J’aurais aimé vous dire qu’à mon arrivée, tous les yeux se tournèrent vers moi, mais il n’en fut rien. Le disc-jockey venait d’annoncer un foxtrot et toutes les filles cherchaient frénétiquement autour d’elles un partenaire de danse. Une fois le contact visuel établi, elles allaient le rejoindre au bord de la piste. Nul besoin de parler : les yeux disaient tout.

Une belle grande rousse dans une robe moulante bleue sortit des toilettes. Je la suivis du regard. Je crois bien qu’elle remarqua ma présence du coin de l’œil. Elle se hâta pourtant de rejoindre sur la piste un beau brun bouclé à la chemise cintrée à moitié déboutonnée. Je décidai de laisser faire le temps et d’aller me chercher un cocktail au bar. Les filles préféraient les gars qui sirotaient des breuvages exotiques à ceux qui calaient bière par-dessus bière. Ces derniers étaient condamnés à regarder le hockey et à jouer aux cartes entre gars!

Le foxtrot terminé, la belle grande rousse que je surnommais déjà Femme-de-ma-vie, rejoignit trois amies à une table. Tiens, tiens, constatai-je non sans plaisir, Femme-de-ma-vie est célibataire, donc disponible. Le disc-jockey annonça une salsa. Aussitôt, je fendis la foule pour inviter vous savez qui. Le temps que j’arrive à sa table, elle avait déjà rejoint un bellâtre français, réputé être un des meilleurs cavaliers de la place. Je cachai ma déconvenue en invitant une de ses amies à danser. S’ensuivit un jeu que les danseurs chevronnés connaissent bien : j’utilisai la danse pour me rapprocher de l’être désiré sans que ma partenaire s’en aperçoive. Malheureusement, celle-ci avait un tout autre projet en tête : elle se mit soudainement à mener la danse et à nous diriger vers la partie sombre de la piste où elle se livra sur moi à des caresses indécentes tout en me fixant d’un regard concupiscent. Bien que flatté de ces attentions érotiques, je fis le gars blasé par les avances des femmes et je repris le contrôle de la danse. Le temps que je ramène Mains-baladeuses sous les projecteurs, la danse était terminée et tous quittaient la piste. Faisant le galant, je raccompagnai Mains-baladeuses à sa table dans l’espoir qu’elle me présente à Femme-de-ma-vie. Hélas, celle-ci était restée au bord de la piste avec son Alain-Delon pour le merengue qui suivait. Elle jeta néanmoins un regard intrigué vers la table de ses amies et, ipso facto, sur moi.

Le temps s’écoula sans que j’aie l’opportunité de parler avec Femme-de-ma-vie, ni même celle de l’inviter à danser. Vers deux heures trente, le disc-jockey annonça le dernier appel pour le bar. Un slow romantique allait bientôt clore la soirée. Les couples nouvellement formés s’enlaceraient langoureusement sur la piste pendant un moment qui leur donnerait un avant-goût de l’éternité, mais qui durerait tout au plus quatre minutes. Plutôt que d’exhiber ma lamentable solitude, je décidai de rentrer chez-moi tout de suite. Arrivé au vestiaire, je tombai face à face avec Femme-de-ma-vie. Affichant son plus beau sourire, elle me supplia des yeux « S’il te plait mon beau, reste et viens danser ce slow avec moi. » Sentant mon hésitation, laquelle en fait était de la paralysie, elle se dépêcha d’ajouter en baissant pudiquement les yeux « J’aimerais que tu me serres dans tes bras puissants et que tu me susurres des mots doux à l’oreille. »

J’en fus tout chamboulé. Pendant un instant, j’eus l’impression de jouer dans la dernière pièce de Réjean Ducharme « Ines Pérée et Inat Tendu ». J’allais ouvrir la bouche pour acquiescer à sa demande, la complimenter sur sa tenue et me présenter – le tout dans une seule et même phrase – quand, la soirée défila à toute vitesse dans ma tête. Retrouvant mes esprits, je lui demandai timidement pourquoi elle ne s’était pas manifestée plus tôt. N’osant m’avouer que tous les bons partis étaient déjà pris et qu’elle ne voulait pas rentrer seule chez elle, elle mentit en disant que la danse l’avait empêchée de me remarquer plus tôt. Dès lors, je sus à quoi m’en tenir. Refusant d’être le papier-mouchoir que l’on jette après usage, je balbutiai quelques mots d’excuse à celle que je venais de rebaptiser Femme-à-oublier, puis je quittai les lieux rapidement sans l’ombre d’un regret.

Une fois mon fauteuil retrouvé, je me suis mis à écrire mon journal intime. Je noircis des pages et des pages jusqu’à ce que le sommeil m’oblige à poser la plume. Je me couchai en paix avec moi-même. J’avais enfin compris que le temps que l’on perd à tourner en rond sur une piste de danse peut devenir celui que l’on gagne à découvrir qui on est. Dans mon cas, un écrivain romantique et orgueilleux, condamné au célibat.


 

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