Le matin où la nuit tomba
Dans un
acajou à grandes feuilles de la forêt amazonienne, à quelque trente mètres du
sol.
-
Salut
Atta 1492, ça va ? Belle journée pour découper des feuilles!
-
Oh,
excuse-moi Atta 2021, je ne t’avais pas vue. Oui, belle journée. J’espère que
notre reine pondra beaucoup d’œufs aujourd’hui, car nous commençons à manquer
drôlement de main-d’œuvre pour notre culture de champignons.
Un peu
plus loin sur la même branche :
-
Salut
Atta 1759, comment était le champignon ce matin?
-
Délicieux,
surtout avec un peu de miellat de puceron. Je te le recommande pour le diner.
Et la
fourmi coupe-feuille Atta 2021 de continuer sa pénible marche vers la
fourmilière en portant sur son dos une demi-feuille d’orchidée sanguine.
Un peu
plus loin, confortablement installé dans le réservoir d’eau d’une broméliacée,
une rainette jaguar mâle achève de faire la cour à sa belle. Celle-ci vient
ensuite se coller sous son ventre et se prépare à pondre la dizaine d’œufs qui
perpétueront leur espèce. Par conséquent, le couple ne prête aucune attention à
l’araignée errante qui vient d’attraper un papillon morpho par trop imprudent.
L’arachnide ne tuera pas sa proie : elle va plutôt la paralyser avec le
venin de ses chélicères avant de pondre ses œufs dans son abdomen puis de
l’enrober dans un cocon de soie qu’elle va fixer solidement au tronc de
l’arbre.
Une
chouette-pygmée vient à peine de se poser sur une branche maitresse, un
campagnol sylvestre mort entre ses griffes, que le soleil se met à disparaître
derrière un disque noir. Bientôt l’arbre en entier est plongé dans une espèce
de nuit américaine. Tous les animaux interrompent leur besogne pour regarder le
ciel. Même la rainette jaguar femelle saute hors de la broméliacée pour mieux voir.
Le mâle se met aussitôt à blasphémer en anoure au vu de son amplexus
interruptus.
La
noirceur continue de s’étendre autour de l’arbre. Soudain, on entend des
craquements dans la canopée. Une pluie de feuilles et de rameaux s’abat sur la
faune paralysée par la peur.
Mais,
qu’essst-ssse qui ssse passse ? siffle une vipère arboricole.
-
Hou,
Hou, Ah non, ulule la chouette-pygmée en régurgitant les restes de son repas
précédent sous forme de boulette d’os et de poils.
-
Quoi,
quoi ? coassent les deux rainettes jaguar qui ont maintenant complètement
oublié l’objet de leur rencontre.
-
Pas
encore ! continue la chouette-pygmée.
-
Dis-nous,
dis-nous, crient en chœur les fourmis coupe-feuille.
L’araignée,
elle, reste muette. Et, pour cause : elle n’a aucun organe lui permettant
d’émettre un son. Son ovipositeur fermement planté dans l’abdomen du papillon,
elle attend patiemment la suite des événements. Seul un scorpion doré ose
hasarder une hypothèse : ne serait-ce pas une éclipse du soleil ?
-
Non,
répond la chouette-pygmée. C’est bien pire que ça. Je me souviens : la
même chose s’est produite il y a dix ans. La nuit est tombée un matin, puis
tous les animaux de la canopée ont disparu.
-
Ohhhhhh,
fait une cigale du Brésil en faisant claquer ses cymbales tout en agitant frénétiquement
son rostre.
-
Il
est vrai que vous n’étiez point nés alors, reprend la chouette-pygmée sur un
ton laissant nettement sous-entendre qu’elle était supérieure non seulement en
sagesse, mais aussi en longévité sur les aptères et les polypodes de ce monde.
-
Arrête
de faire la sssmatte, siffle la vipère arboricole en dressant le cou et
en sortant sa langue fourchue. Je ne vole peut-être pas, ni n’ai de pattes,
mais je vis aussi longtemps qu’une bête à plumes. Je me rappelle maintenant ce
qui s’est passé il y a dix ans : Francis est arrivé par la voie des airs.
La
chouette-pygmée en prend pour son rhume. Elle, qui pensait avoir l’exclusivité
de l’histoire, se voit maintenant réduite au triste rôle de figurante. Aussi,
se dépêche-t-elle de corriger la langue de vipère :
-
Ce
n’est pas seulement Francis. C’est toute son équipe de chercheurs qui arrive
dans un gros dirigeable pour installer un radeau des cimes sur notre canopée.
-
Ouais,
merci pour la précision ma chouette, mais cela ne change rien à l’affaire :
ces gens sont là pour nous attraper et nous faire mourir dans d’atroces
souffrances dans des pots de formol.
La
vipère a à peine fini son explication que tous les animaux qui ont des pattes
les prennent à leur cou et s’enfuient en tous sens. Tous sauf la placide
araignée errante qui termine tranquillement d’emballer son cocon avant de
descendre en rappel vers le sol au bout de son fil de soie en tenant fermement
son avenir entre ses chélicères. Ceux qui ont des ailes se mettent à les battre
au rythme du colibri pour mettre le maximum de distance entre eux et Francis.
La chouette-pygmée abandonne même son repas pour mieux filer à l’anglaise.
Quant aux fourmis coupe-feuille, elles s’empressent de descendre en file
indienne le long du tronc de l’acajou pour aller se réfugier dans la litière de
la forêt. Les plus vaillantes transportent sur leur dos les précieux
champignons qui permettront à la fourmilière de redémarrer sa culture.
Cette
semaine, on peut lire ceci dans le 217e Compte-rendu de la Société
Botanique de France :
« Après
deux mois passés dans la canopée amazonienne à bord du Radeau des cimes, le
professeur Francis Hallé et son équipe scientifique constatent que toute vie
animale a disparu de la canopée, à l’exception du campagnol sylvestre, un rongeur
réputé pour son opportunisme et sa résistance. Ils en concluent que les
changements climatiques actuels affectent profondément la forêt amazonienne.
Ils recommandent donc au gouvernement de prendre dans les plus brefs délais
toutes les mesures nécessaires pour réduire la production française de gaz à
effet de serre. »
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