L'aéroport international de Piarco

 

Ma très chère sœur,

    Je t’écris parce que je dois malheureusement abréger mes vacances dans les Antilles à bord du voilier de luxe « Le Vagabond », aussi appelé « Le Vomitoire » pour les raisons que tu comprendras bientôt. Je suis présentement à l’aéroport international de Piarco à Trinidad et Tobago, un pays dont le nom est presque aussi long que son territoire et que ses habitants surnomment le Vatican des Antilles tant il y grouille de paradis fiscaux et de prélats venus s’y mettre à l’abri de la justice. J’attends patiemment mon vol de retour vers Montréal à bord d’un bimoteur à hélice qui devrait survoler le triangle des Bermudes.

    Au départ, l’idée de Françoise, l’organisatrice des ateliers d’écriture de la bibliothèque Memphrémagog, semblait excellente : passer deux semaines dans le Sud sur un grand voilier de luxe à peaufiner notre écriture à coups d’exercices préparés par des plumes expérimentées, le tout en visitant des îles au sable chaud et des plages aux eaux turquoises.

    C’eût certainement été un voyage de rêve si le navire en question avait fait plus de cent mètres, compté au moins cinq ponts, et surtout, s’il avait possédé un équipage. Nous aurions alors pris nos aises sur des transats au bord de la piscine et, margarita en main, nous eussions écrit de bonnes histoires sur nos tablettes ou nos portables.

    Au lieu de cela, le voilier « de luxe » de Françoise ne faisait que quinze mètres de long, soit tout au plus quatre mètres de largeur au mitan de la coque. Il ne comptait qu’un seul pont, au ras de l’eau s’il vous plait, et, surtout utilisait ses passagers comme membres d’équipage. Adieu transats, margaritas et piscine. Bienvenue à bord de la galère « Le Vagabond »!

    À la décharge de Françoise, la première nuit s’est très bien passée. Faut dire que nous sommes restés dans le port de Miami à attendre les retardataires. Nous n’avions donc rien à faire, sinon se laisser bercer par la houle, s’habituer à l’exiguïté des lieux et à la nourriture communautaire préparée dans une cuisine plus petite que ma salle de bain. M’enfin, j’allais quand même pas me plaindre dès le premier jour!

    J’attendis plutôt le deuxième, quand Françoise m’ordonna d’une voix à la Henry Morgan (voir le film Capitaine Morgan sorti en 1960) d’aller drisser l’artimon. Pardon madame, faire quoi ? Françoise répéta lentement son ordre comme si j’étais ortho. Ayant finalement compris que je ne connaissais rien à la voile – je suis exclusivement à vapeur comme on dit – elle m’enjoignit de rejoindre Marie-Claire sur la coursive bâbord pour lui servir de matelot. Bon, je passe rapidement sur l’humiliation du moment et je vais prêter main forte (sic!) à une Marie-Claire toute à sa joie de retrouver à nouveau le grand large – comme si elle était née sur une goélette plutôt qu’en banlieue de Bruxelles – joie qu’elle exprime en sifflotant et en jurant comme le capitaine Haddock.

    Un peu plus tard, je gagnai le pont avant où je retrouvai Rachel  penchée sur le pavois qui semblait observer l’eau avec la plus grande attention. Mal m’en a pris, et ce dans les deux sens du mot, car dès que je réalisai que Rachel était en train de vomir ses tripes, je fus pris de violents spasmes gastriques semblables en tout point au mal de mer. Je duottai un bout de temps avec Rachel, puis allai me refaire une fraîcheur dans la douche qui, incidemment, nous servait aussi de lavabo et de toilette.

    Tu penses sans doute, chère sœur, que je beurre épais mon histoire. Que nenni! Quand tu as vécu, comme moi, soixante-deux ans sur la terre ferme dans une grande maison à étages, c’est toute une expérience de se retrouver à douze passagers-membres-d’équipage (t’avais-je précisé ce nombre?) sur une coque de noix flottant tant bien que mal sur une mer tout sauf d’huile.

    Cela m’amène d’ailleurs au point culminant de cette croisière sur la Nef des fous. À l’aube du troisième jour, le temps s’est couvert. Puis, le vent s’est levé en bourrasques qui, le mauvais temps aidant, se sont faites de plus en plus violentes. Une tempête tropicale prénommée Irma se dirige droit sur nous, annonça calmement Françoise en distribuant les gilets de sauvetage et les rations de survie. Merci de l’information, Françoise. Allons-nous nous mettre à l’abri à Cuba ou en Guadeloupe, lui ai-je demandé en essayant de dissimuler le fait que je n’avais aucune idée de notre « position » sur la carte. Non, répondit Françoise sur le même ton calme que le capitaine du Titanic quand il a refusé de quitter son navire dans le film éponyme. Il vaut mieux, ajouta-t-elle pour bien montrer qu’elle maitrisait la situation, s’éloigner de la trajectoire d’Irma et gagner les Petites Antilles. Bonne idée dut se dire Irma, car aussitôt elle dévia de sa course pour nous suivre.

    Il nous a fallu trente-six longues heures de roulis et de tangage (comme tu le vois, j’ai appris plusieurs nouveaux mots) pour gagner par la seule force de notre moteur à combustion – vive l’essence et monsieur Gottlieb Daimler – le port de Port d’Espagne, la capitale de Trinidad et Tobago. Nous avons failli démâter plusieurs fois. Il a aussi fallu convaincre Agnès de quitter le canot de sauvetage et revenir dans la cabine avec nous. Pour sa part, Françoise a perdu toute sa superbe. Elle s’est confondue plusieurs fois en excuses et a répété ad nauseam (une expression fort appropriée dans les circonstances) que les prochains ateliers d’écriture se tiendraient en mode virtuel. Promis, juré!

    Je sais, ma chère sœur, que ma lettre est longue et que tes yeux doivent être fatigués de me lire. Cependant, je tenais à ce que tu saches tout ce que je dois parfois endurer pour plaire à mon lectorat. La présente lettre est d’ailleurs tout ce que j’ai réussi à écrire au cours de ce voyage.

    En terminant, je te promets d’être plus prudent à l’avenir. Je veux toujours visiter le monde sur un bateau de croisière. Mais, fini pour moi les coques de noix. L’an prochain, je ferai le tour de la Méditerranée à bord du majestueux Costa Concordia.

 Ton frère qui t’aime, Philippe


L'aéroport international de Trinidad en 1961



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