Lascaux et Chauvet
Il
était une fois, plus précisément un vingt-quatre décembre en début
d’après-midi, un beau jeune homme prénommé Lascaux qui
marchait sur le boulevard principal en direction du centre d’achats. Un épais
tapis de neige recouvrait la ville, conséquence du blizzard de la veille. Lascaux
ne souffrait ni du froid ni du vent, car il était chaudement vêtu d’un long
parka en duvet d’eider bio, d’un bonnet andin en laine mérinos, de bottes Sorel
doublées de feutrine, et de grosses mitaines en fourrure – synthétique,
naturellement. Sur la recommandation de son conjoint Chauvet, il s’en allait …
Mais laissons notre héros raconter lui-même son histoire.
***
J’adore
quand il neige. La ville devient alors un lieu féérique. Les automobiles se
font rares, les sons feutrés, les maisons invisibles. Même le sol devient
moelleux. Il se dégage du paysage une blancheur lumineuse qui me transporte
dans un autre univers.
Trêve
de lyrisme, me voici rendu à destination. Bon sang! Chauvet a raison : ce
qui était encore une simple grotte l’été dernier est devenue une immense
caverne en pierre grise, avec une entrée vitrée. Impossible de ne pas la
trouver : devant elle s’étend maintenant un grand stationnement où sont
garés des dizaines de véhicules automobiles de toutes marques, couleurs et
tailles. Le portail est magique : dès que je m’approche, deux grands
panneaux transparents s’écartent pour me laisser entrer. J’espère qu’il en ira
de même quand je voudrai sortir.
Je m’avance
un peu et…WOW! Je suis ébloui. Que des merveilles technologiques à perte de
vue. Partout, des lumières brillent, scintillent, changent de couleur ou
forment des mots tels Apple, Windows ou Chrome. J’ai l’impression d’entrer dans
la caverne d’Ali Baba[1].
Je ne sais où poser mon regard tant mes yeux sont excités (j’apprendrai plus
tard que c’est le but recherché).
Les
habitants de la caverne s’appellent des « associés » si j’en crois
les nombreux appels lancés à tue-tête par des boîtes grises suspendues au
plafond : « Un associé est demandé dans le département de… ». Je
comprends par la même occasion que tout comme notre maison est divisée en
pièces, la caverne compte plusieurs départements. Deux associés forts
sympathiques viennent tour à me saluer et s’enquérir des raisons de ma visite.
Tels des djinns, je les sens désireux de réaliser le moindre de mes désirs.
Aussi sont-ils déçus quand je dis à l’un comme à l’autre que je veux seulement
faire plaisir à mes yeux. Suivant les indications de Chauvet, je me dirige à
droite vers le fond.
Chemin
faisant, je traverse le département des Intelligences Artificielles. Ici, un
étal de téléphones intelligents, là une vitrine de montres intelligentes.
J’aperçois même un présentoir de tablettes intelligentes. Des tablettes! Je
souris à l’idée que, si la tendance se maintient, on nous offrira bientôt des
androïdes avec le physique de notre choix.
Et là,
je vois ce que Chauvet m’a dit de venir voir : des immenses téléviseurs –
plusieurs font plus de deux mètres de diagonale - à cristaux liquides. Sur
chaque écran est projeté un film différent. Sur l’écran intitulé « Le
Sorceleur », des soldats se battent avec des épées et des arcs contre des
mages. J’ai l’impression d’être sur le champ de bataille avec eux. Sur un autre,
une femme d’âge mûr se laisse déshabiller par un blondinet dans la vingtaine.
La légende, en suédois moderne, parle d’ « Amour et Anarchie ». Pas
question que je me retrouve au lit avec eux. Je passe à un autre : une
religieuse enseigne le piano à une couventine. « La passion
d’Augustine » si j’en crois le bandeau rouge au bas de l’écran. Il doit
bien y avoir en tout une trentaine de téléviseurs géants accrochés sur les
murs. Je suis d’accord avec Chauvet : le spectacle est fantastique.
Malheureusement,
même si je vois les lèvres des personnages bouger, je n’entends aucun son. Je
m’approche d’un piédestal au centre du département. Y trône sur un petit socle
une espèce de manette noire avec plein de boutons blancs, rouges et verts. À
côté, un écriteau : « SVP, ne pas toucher. Netflix playing.
Demandez l’aide d’un associé. »
Je n’ai
aucune idée de ce qu’est un Netflix-playing, car nous n’avons jamais eu
de téléviseur. Par contre, en voyant le mot VOLUME entre deux boutons en forme
de flèche, je comprends que cette manette permet d’ajuster le niveau sonore du
tableau de mon choix. Je cherche un associé mais, naturellement, n’en trouve
aucun. Alors, je décide de faire comme Indiana Jones dans le roman « Les
aventuriers de l’Arche perdue »[2].
Je cherche autour de moi une manette de même taille et d’un poids similaire, si
tant est que je puisse évaluer le poids des objets par leur seule apparence.
Puis prestement, j’effectue la substitution. Je n’ai sans doute pas été assez
rapide car aussitôt le piédestal fait entendre un bruit de sonnerie très
strident. Craignant qu’une grosse pierre ne se mette à rouler du fond de la
caverne pour m’écraser, je me mets à courir vers la sortie. Des pas de course
se font entendre derrière moi. Sans doute des associés en furie qui s’imaginent
que je vole leur idole. J’envisage de lancer la manette à bout de bras pour me
débarrasser de mes poursuivants quand, soudain, j’aperçois dans l’entrée un monsieur âgé qui maintient écartés
les panneaux transparents et me fait signe de me hâter. Comme ce n’est pas dans
l’énervement que je réfléchis le mieux – Chauvet me dit toujours de méditer un
bon moment avant de prendre une décision importante –, j’obéis à l’homme
d’expérience. En franchissant les panneaux, j’échappe la manette qui vole en éclats
en touchant le sol. Pas grave, me crie l’homme, vite, grimpe dans la voiture.
Comme les autres savent souvent mieux que moi ce qui est bon pour moi,
j’obtempère sans poser de questions.
Pendant
que la voiture traverse à toute vitesse le stationnement pour gagner le
boulevard, je dévisage mon bon samaritain (la Bible[3]
nous enseigne que c’est ainsi qu’on doit appeler quelqu’un qui nous vient en
aide). Le monsieur est drôlement vêtu. Il porte ce que mes grands-parents
appelaient un complet trois-pièces. Sur le col relevé de sa chemise pendouille
une espèce de papillon à pois jaunes. De plus, sa montre est attachée non pas à
son poignet comme chez les gens ordinaires, mais à sa veste via une chaînette
en or. Bizarre ! On le croirait tout droit sorti d’un roman de Maurice Leblanc[4].
Juste avant d’arriver au croisement, il se gare sur le côté. Bon, Ils ne
viendront pas jusqu’ici, dit-il sans préciser de qui il parle. Et l’homme de
poursuivre : « Permettez-moi de me présenter. Je suis né
Henri-Bernard d’Ormesson, mais tout le monde m’appelle HBO. Vous avez bien fait
de laisser tomber la télécommande de Netflix. » Ah, me dis-je in petto,
c’était donc ça le nom de cette manette. Voyant que je ne l’interromps pas,
l’homme sort de la poche intérieure de son veston une manette semblable, mais
de couleur argent avec plein de boutons dorés. Tenez, dit-il, vous devriez
plutôt utiliser cette télécommande de mon cru. Elle vous permettra de suivre
les téléséries les plus récentes dont les huit saisons du « Trône de
fer ». Comme je suis très poli, trop parfois aux dires de Chauvet, je
le remercie pour son cadeau. Cependant, je m’empresse d’ajouter que je n’ai pas
le téléviseur qui doit accompagner cette télécommande.
« Qu’à
cela ne tienne, moi je peux vous l’offrir », crie une voix à l’extérieur
du véhicule. Tournant la tête, je découvre une belle princesse au teint de
pêche, tout d’organdi vêtue qui tient dans ses mains gantées de cuir blanc
(sic!) une télécommande en or avec des boutons qui scintillent comme des
diamants. Je suis la Belle au Bois dormant, me dit-elle. Sans même me demander
d’où elle sort ni comment elle a fait pour arriver là, j’ouvre la portière et
vais à sa rencontre. « Je vous en prie, prenez cette télécommande de la
chaîne Disney+. Dans moins de vingt-quatre heures, mon carrosse vous livrera
gratuitement un téléviseur de soixante pouces (rapidement, je traduis en
système métrique : 1m50). Ensuite, moyennant un léger paiement mensuel
équivalent à un café format moyen par jour, vous pourrez regarder à volonté une
programmation des plus divertissantes pour les jeunes et leurs parents. »
Peut-être
aurais-je accepté l’offre si, en lieu et place de la Belle, Disney+ m’avait
envoyé le Prince Charmant monté sur un beau destrier électrique de 350
chevaux-vapeur[5].
J’aurais alors exigé qu’il vienne installer lui-même le téléviseur dans la
chambre. Mais là, mon cœur ne peut empêcher mon nez de sentir l’arnaque. Aussi,
je décline poliment l’offre de la princesse et l’invite à retourner dormir dans
son bois. Je veux faire de même avec le vieux trois-pièces, mais celui-ci,
sentant la partie perdue, vient de partir en soulevant un nuage de neige pour
cacher sa déconvenue. Sans plus tarder, je décide de rentrer à la maison
retrouver Chauvet.
Chemin
faisant, je suis rattrapé par un gendarme royal canadien monté sur un vrai
cheval qui hennit et qui chie. Tranquille Crave, lui dit un Justin Trudeau
onychophage en caressant son encolure. Veuillez excuser mon hongre : il
vous a vu plus tôt refuser tour à tour les offres de monsieur HBO et de la
princesse Disney+, ce qui l’a rendu impatient de vous rencontrer. Cependant
rassurez-vous, je ne vous harcèlerai pas comme ces diffuseurs américains. Je
vais seulement vous envoyer chaque mois une belle lettre vous invitant à vous
convertir à la fibre optique et ce, jusqu’à ce que vous disiez « oui, je
le veux ». Allez, je vous laisse. Que Bell soit avec vous. Et avec
votre esprit, ai-je failli répondre.
De
retour à la maison, je m’empresse de tout raconter à Chauvet. Nous l’avons
échappé belle, me dit-il, un peu plus et tu nous endettais pour des années. Ça
m’apprendra à t’envoyer dans l’antre de la consommation. Et mon homme de se
lever pour illuminer le sapin de Noël que nous avons coupé nous-mêmes chez un
arboriculteur. J’en profite pour aller chercher son cadeau que j’ai emballé
hier.
Tiens,
Chauvet, regarde ce que je t’ai trouvé dans une librairie. Je crois bien qu’il
ne s’attendait pas à recevoir de cadeau car ses yeux deviennent tout mouillés.
Oh, dit-il, « La femme aux cartes postales » de Jean-Paul Eid et
Claude Paiement[6].
Depuis le temps que je voulais lire ce roman graphique. Tu es un amour! Viens
ici que je t’embrasse.
(Quelques
instants plus tard) Moi aussi, me dit Chauvet, j’ai trouvé quelque chose pour
toi dans une librairie. Il glisse la main sous la causeuse et en retire un
paquet soigneusement emballé avec du papier peint à la main, du ruban et un
chou rouges. J’ouvre délicatement l’emballage pour ne pas le déchirer, et
découvre le tout dernier opus de Michel Rabagliati, « Paul à la
maison »[7].
J’adore cet auteur qui nous raconte sa vie d’une façon à la fois toute simple
et fort émouvante. Merci, mon trésor ! Toi aussi, tu es un amour. C’est à mon
tour de t’embrasser.
Ils
vécurent heureux, sans téléviseur ni diffuseur sur demande[8],
et eurent beaucoup de livres.
≈ FIN ≈
[1] Ali Baba et les 40 voleurs, Collectif, Librio 2016. 4 $ chez Renaud-Bray
[2] Collectif, 2008, Hachette, 9 $ chez Renaud-Bray.
[3] Auteurs anonymes, Louis Segond 1910, 40 $ chez CLC Canada
[4] Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, 2021, Hachette. 22 $ chez Raffin
[5] Du genre Mustang Mach-E, disponible chez Ford pour 70 000 $
[6] Paru en 2016, 30 $ à la Biblairie GGC
[7] Paru en 2019, 32 $ à la Biblairie GGC
[8] Aussi appelé plateforme SVOD (Subscription Video On Demand)
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