Super Colette. Chap. 1 : Permettez-moi de me présenter

 

Permettez-moi de me présenter : je m’appelle Colette Ménard, j’ai soixante-et-douze ans, la taille moyenne, le poids trop élevé, la poitrine forte mais basse, les cheveux couleur foin printanier (numéro 647) avec, en guise de toupet, une mèche orangée (numéro 299).

Jusqu’à tout récemment, j’étais inspectrice des travaux publics à Cône Orange. À ma retraite, je me suis acheté un condo dans le complexe Bruant-des-Marais de l’agglomération de Magog. Pour ceusses qui se demandent où se trouve Magog sur le globe terrestre, je vous suggère de chercher un peu au nord de la frontière canado-américaine, à mi-chemin entre Saint-Pierre-de-Véronne-à-Pike-River et Saint-Venant-de-Paquette. J’ai choisi de déposer mes pénates dans ce coin perdu du territoire ancestral des Abénakis à la suite de la campagne de publicité « Ma retraite en Estrie » du gouvernement du Québec. Un bel artiste du coin (un dénommé Vincent Vallières, si ma mémoire est bonne) y vantait la beauté des paysages – dont le lac Memphrémagog et le mont Orford -, la tranquillité des lieux – notamment celle de l’abbaye de Saint-Benoit-du-Lac - et, surtout, la moyenne d’âge très élevée (52 ans) de ses quelque vingt-cinq mille âmes dispersées sur un territoire plus grand que le Liechtenstein. En plein ce qu’il me fallait pour oublier les embouteillages des quelque deux millions d’automobilistes stressés pour qui une butte de 250 mètres de hauteur est un mont royal et un étang d’un mètre quarante de profondeur un lac aux castors !

Je me voyais déjà fréquenter la magnifique bibliothèque régionale aménagée dans un ancien lieu de culte classé patrimoine architectural, me brasser le popotin sur le plancher de danse du Centre communautaire, faire du vélo électrique sur l’ancienne voie ferroviaire et - pourquoi pas – faire plaisir à mes yeux au Centre d’arts visuels de ladite agglomération de Magog. Je me voyais coucouner dans ses hivers ouatés de blancheur – loin de l’affreuse slush grise de Cône orange -, m’éveiller au printemps au chant des oiseaux – plutôt qu’à celle des marteaux-piqueurs -, aller à la plage l’été pour bronzer et lire le dernier Michel Tremblay, profiter de la douceur de l’automne pour suivre des cours à l’antenne locale de l’Université du Troisième Âge de l’Université de Sherbrooke… Une retraite paisible et active, quoi.

Mon rêve fut réalité les premières années. Puis, les ennuis de santé ont commencé. De l’arthrose aux genoux et dans le bas du dos, du diabète de type 2, des calculs biliaires, de l’incontinence, etc. Pour finir le tout, une fissure anale de type Grand Canyon comme cadeau pour mes soixante-dix ans. Tout comme Cône orange, mon corps tout entier devint pavé de travaux de voirie… médicale. Rapidement, je dus me rendre à l’évidence : j’étais en perte d’autonomie.

Conséquemment à l’automne 2019, j’ai vendu ma « retraite en Estrie » et suis déménagée à la résidence pour personnes âgées Les Lucioles, sise à la jonction des routes 112 et 337. À nouveau, le vacarme continu de la circulation automobile, la puanteur des pots d’échappement et la slush grise de Montréal, la malnommée. « Back to the Past », comme disaient les Chinois de René Homier-Roy sur la Première Chaîne radio au début du siècle.  Ne manquait à mon décor qu’un chantier routier décoré d’une trentaine de cônes orange !

Tout comme Ève, je me suis sentie chassée du Jardin d’Éden. Si j'avais eu un Adam dans ma vie, peut-être que… Mais, je n’en avais pas et même, pour être franche, je n’en voulais pas. J’en avais nourri et torché un dans ma prime jeunesse et ça m’avait largement suffi ! De toute façon, qu’aurait-il pu faire en pareilles circonstances ? Je vous le demande.

Cependant ce n’est pas de la cuisine de cet appartement que je vous écris aujourd’hui. Pour des raisons que vous allez bientôt comprendre, je vous écris d’une maison isolée au nord de Sherbrooke. Toutes les fenêtres sont fermées, les toiles descendues et les rideaux tirés. J’ai des réserves de nourriture, de pilules et de papier hygiénique pour au moins quinze jours. Cela devrait me permettre de me rendre jusqu’au bout de mon récit.

À cet égard, il convient que je vous mette en garde dès maintenant (c’est l’inspectrice des travaux publics qui parle ici) : il sera question dans les pages qui suivent de phénomènes paranormaux, de visites dans l’au-delà du réel, de mort et de souffrances, certaines inévitables, d’autres pour lesquelles je me sens honteusement coupable. Si ce genre de lecture vous rebute ou vous choque, refermez dès maintenant ce recueil et passez à autre chose : vous ne vous en porterez que mieux. Cependant, si votre curiosité est titillée et que vous vous sentez l’âme à l’aventure, alors installez-vous confortablement dans votre fauteuil préféré et tournez la page.


Rose Cohen, acrylique et collage d'Adèle Blais


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