Super Colette. Chap. 9 : Extraits du journal de Raymond

 

(Note au lecteur : naturellement, je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant que j’étais dans le coma. Raymond a été assez gentil pour m’envoyer la partie de son journal personnel couvrant cette période. Qu’il soit assuré de mon éternelle reconnaissance.)

Le 3 juillet vers midi. J’ai trouvé Colette inconsciente sur le plancher du salon. Aussitôt, j’ai fait venir une ambulance. Transportée à l’hôpital de Magog, Colette a été immédiatement placée aux soins intensifs.

Vers quinze heures. J’ai rencontré le médecin traitant de Colette, la Dre Noémie Charbonneau. Elle m’a appris que Colette était plongée dans un coma hypoglycémique profond. On lui a injecté du glucagon et elle devrait bientôt reprendre conscience.

Vingt-et-une heures. On m’a enfin permis de voir ma Cocotte. Elle est toujours inconsciente. Heureusement, elle respire normalement. Parfois, elle bouge la tête et émet un petit gémissement comme si elle allait se réveiller, puis elle redevient immobile. Ça me fait tout drôle de la voir ainsi alitée avec pour seul vêtement une jaquette d’hôpital bleu poudre. Je lui parle tout doucement au cas où elle pourrait m’entendre. À un moment donné, comme je passais ma main sur son front, elle a bougé la tête et émis un petit gémissement comme si elle allait se réveiller. Je suis sorti quérir l'infirmière. À mon retour, Colette était à nouveau immobile. L’infirmière a inscrit une note au dossier. J’ai repris ma veille. Le soluté a marqué le temps en laissant tomber goutte après goutte un liquide régénérateur dans le bras de ma Cocotte.

Vingt-deux heures. La Dre Charbonneau est passée voir Colette. Selon elle, il n’est pas normal qu’elle n’ait pas encore repris conscience. Je veux lui répondre qu’il y a plusieurs choses qui ne sont pas normales chez ma Cocotte, mais je me retiens pour ne pas aggraver les choses. Un peu plus tard, un aide-infirmier m’a apporté un fauteuil inclinable pour que je puisse passer la nuit dans la chambre.

Le 4 juillet vers sept heures. Contrairement à Colette qui n’a toujours pas repris conscience, j’ai très mal dormi. J’ai eu de la difficulté à me lever et à marcher. Au retour de la salle de bain, j’ai trouvé Colette très agitée. J’ai sonné l’infirmière. À son arrivée, Colette était redevenue immobile.

Neuf heures. La Dre Charbonneau est passée voir Colette. Son état l’inquiète toujours. Je tiens la main de Colette pendant que la docteure l’ausculte. Nouvelle phase d’agitation. Intriguée, la docteure a soulevé doucement une des paupières de ma Cocotte : le globe oculaire se déplaçait rapidement dans tous les sens. La docteure a décidé de demander conseil à un collègue neurologue.

Dix heures. Arrivée du docteur Ghyslain Hochberg. Lui aussi a ausculté Colette sous toutes les coutures. Après avoir exprimé un Hum ! très médical, il m’a invité à le suivre dans son bureau pour discuter du cas de ma Cocotte.

Le 4 juillet, vers onze heures. Le Dr Hochberg m’a demandé de lui parler de Colette. Que faisait-elle de ses journées ? Avais-je remarqué quelque chose d’anormal ces derniers temps ? Par exemple, avait-elle changé certaines de ses habitudes ? L’heure de vérité avait sonné. Lentement, pour ne rien omettre, j’ai raconté que Colette voyait des halos bleus ou entendait du violoncelle lorsqu’une personne près d’elle était malade ou en danger. Je fus surpris de constater que le neurologue ne tournait pas mon histoire en dérision. Au contraire, il m’a écouté très attentivement. Une fois mon récit terminé, il m’a demandé de bien réfléchir avant de répondre aux deux prochaines questions.

Lui : Savez-vous si madame Ménard peut aussi percevoir des odeurs de maladie ou de danger ?

Moi (après une longue période de réflexion) : Je ne le sais pas. Je me rappelle seulement qu’elle a parlé du cas de madame Joy Milne en Écosse.

Le neurologue a esquissé un sourire.

Lui : Bien, passons à la seconde question : est-ce que vous souffrez d’un cancer, d’un trouble neurodégénératif ou d’une maladie grave quelconque ?

Je me suis dit, en voilà une question, c’est Colette qui est malade, pas moi. Je n’ai pas laissé savoir ce que je pensais. J’ai plutôt pris le temps de réfléchir avant de répondre très posément.

Moi : J’ai mes petits bobos comme tout le monde, mais rien de grave à ce que je sache.

Lui : Si vous le permettez, j’aimerais vous faire passer quelques tests. Ce ne sera pas très long.

Une sourde inquiétude m’a gagné. J’ai acquiescé à sa demande pour calmer mon esprit. Son assistant m’a conduit dans une salle d’examen.

Le 4 juillet, vers quinze heures. De retour dans le bureau du Dr Hochberg. Il m’a d’abord annoncé que Colette était toujours dans le coma et qu’il pensait en avoir trouvé la cause. Puis, il a commencé à lire le rapport de son assistant d’une voix neutre : « Le sujet est en bonne santé pour son âge, sauf pour quelques problèmes neuromoteurs qui suggèrent un début de Parkinson ». Quoi? Je suis estomaqué. C’est tout juste si je parviens à demander au docteur si Colette est au courant de mon état.

Lui : Malheureusement, je crois bien que oui. Votre présence dans la chambre explique son agitation et les personnes malades autour d’elle l’empêchent de sortir de son coma. Elle ne peut plus supporter la réalité de son superpouvoir. Plus tôt, j’ai amené dans sa chambre une patiente atteinte d’un cancer de l’ovaire. Madame Ménard est immédiatement devenue agitée. Cela dit, il est fort probable que, tout comme Joy Milne, elle associe aussi des odeurs spécifiques à des maladies. Nous le saurons pour sûr quand elle acceptera de revenir dans la réalité.

Moi (bien naïvement) : Est-ce qu’un masque à cartouches ne ferait pas l’affaire vu que les surlunettes et les coquilles insonorisantes ont bien fonctionné ?

À nouveau, sa réponse m’a stupéfié.

Lui : en réalité, Colette ne voit pas de halos bleus, pas plus qu’elle n’entend de violoncelle. Colette perçoit de façon superintuitive les maladies et les dangers autour d’elle. Faute de mieux, son cerveau interprète ses intuitions comme des perceptions sensorielles. Il leur associe soit une image, le fameux halo bleu, ou un son, l’air de violoncelle. En bloquant la lumière bleue avec des surlunettes, vous avez obligé le cerveau de madame Ménard a emprunté une autre voie sensorielle : l’ouïe. Puis, en bloquant aussi la perception sonore, vous l’avez tout probablement obligé à emprunter la voie olfactive.

Tout comme  l’hyperosmie, la superintuition est extrêmement rare : Orphanet en a recensé seulement six cas depuis cent ans. Elle semble être causée par un ensemble de facteurs, certains génétiques, d’autres environnementaux ou hormonaux. Dans le cas de madame Ménard, je pense que la pandémie a été le facteur déclencheur de sa superintuition.

Moi : Si vous dites vrai docteur, alors il faut impérativement la sortir de l’hôpital et la mettre à l’abri des personnes malades ou en danger.

Lui : M. Quentin, vous avez tout compris. Nous allons transférer Colette dès que possible dans un endroit isolé du monde où son hyperintuition ne sera plus stimulée et où pourrons lui prodiguer tous les soins nécessaires.

Moi : Alors docteur, si je comprends bien, il n’y a pas de traitement possible.

Lui : C’est malheureusement vrai. Nous espérons seulement qu’en l’absence de toute stimulation, la superintuition de madame Ménard disparaîtra d’elle-même.

Moi : Est-ce que je pourrai la visiter à l’occasion ?

Lui : Seules certaines personnes en parfaite santé seront autorisées à s’approcher d’elle. Vous pourrez néanmoins lui parler à distance à partir d’un téléphone cellulaire ou d’un ordinateur.

Le 4 juillet, vers 18 heures. Le Dr Hochberg m’a donné la permission de voir Colette une dernière fois. Ce qu’elle est belle. Si calme, si sereine. J’ai vraiment rencontré une femme extraordinaire, dans tous les sens de ce mot. Bon sang de bon sang, j’aurais tellement aimé terminer ma vie à ses côtés. Je lui ai lancé un « Je t’aime ma Cocotte. À bientôt, j’espère » avant de quitter les lieux les yeux en larmes.

Le 5 juillet, vers 9 heures. Le Dr Hochberg m’a téléphoné pour m’annoncer que Colette avait été transférée peu après minuit dans une maison isolée au nord de Sherbrooke et qu’elle avait repris conscience ce matin vers 7 h 15.

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