Super Colette. Chap. 8 : C'en fut trop !

 

Mon besoin de normalité a été plus fort que l’inesthétique et l’inconfort. J’ai fini par m’habituer à porter mon casque antibruit et mes surlunettes anti-lumière bleue pour sortir. Je les dissimulais de mon mieux en portant un vieux voile fleuri datant de l’âge de la religion, c’est-à-dire du temps où les femmes devaient se couvrir la tête pour entrer dans l’église. Raymond, toujours aussi prodigue de compliments, me dit qu’ainsi vêtue, je ressemblais à la reine Élizabeth assistant au Royal Windsor Horse Show. Je savais qu’il disait cela pour me mettre à l’aise. Et ça marchait ! Après tout, qui n’aime pas recevoir des compliments ?

Au cours des semaines qui suivirent, le printemps s’installa progressivement. Les pissenlits remplacèrent l’herbe jaunie pour le plus grand plaisir des insectes pollinisateurs qui avaient eu bien peu à se mettre sous la dent (sic !) au sortir de l’hiver. Puis, ce fut au tour des lilas, des pommiers et des tilleuls d’embaumer l’air. Tous ces parfums délicats titillèrent mon odorat. Ne voulant pas être en reste, je décidai de fleurir chaque matin ma petite personne avec l’Air du Temps de Nina Ricci.

Je me sentais revivre. Raymond passait de plus en plus de temps chez moi, si bien qu’un soir arriva ce qui devait arriver : je l’invitai dans mon lit. Ce fut notre printemps amoureux. Je devins sa cocotte et lui mon bourdon. Comment avais-je pu me passer de ce plaisir pendant tant d’années ? Raymond ne se posait pas la question : il en avait profité la plus grande partie sa vie. Mon bourdon savait donner du plaisir autant que d’en prendre. Je rattrapai le temps perdu à jouer la soligame.

Un beau matin de juin, Raymond m’arriva avec un nouveau parfum, fruité et léger. Je mis mon nez dans son cou pour identifier le fruit. La poire. Avec une note boisée très discrète. Comme je le félicitais de son choix, Raymond me dit qu’il n’avait pas changé de parfum : il utilisait toujours le même baume après-rasage, Neige de Lise Watier. Ce doit être la chaleur estivale, ai-je pensé, elle met plus en évidence la sève du bouleau. L’affaire en resta là.

Quelques jours plus tard, alors que nous marchions au bord du lac, nous croisâmes madame Ouellet qui revenait de la coiffeuse. Elle portait le même parfum que Raymond. Le sien était cependant un peu plus musqué. Je lui demandai si elle portait le parfum Neige pour femme. Pas du tout me répondit-elle en partant à rire, je ne porte rien du tout. Je crois que vous sentez plutôt les effluves de ma permanente. Ce fut à mon tour de partir à rire. Ça m’apprendra à jouer au nez de parfumerie, dis-je à Raymond avant de reprendre son bras. Il tapota ma main et me dit sur un ton léger « Ne t’en fais pas avec ça, ma Cocotte ».

Au retour, je quittai Raymond pour voir la directrice. Je voulais lui demander de faire nettoyer mon climatiseur en prévision des grandes chaleurs. Je la trouvai en train de faire ses cartons. Une odeur de champignons régnait dans l’air. Avant même que j’aie pu lui signifier ma demande, madame Castonguay Caron m’annonça d’une voix brisée par l’émotion que j’allais devoir en discuter avec sa remplaçante. Le mois dernier, son sénologue avait détecté deux tumeurs dans son sein gauche. La mastectomie était cédulée pour le surlendemain. Je bafouillai une bonne chance avec son opération. Juste avant de sortir, je levai mes surlunettes : un halo de lumière bleue entourait la pauvre directrice.

J’eus alors un mauvais pressentiment. Je courus jusqu’à mon appartement où je consultai à nouveau l’article du Scientific American sur madame Milne. Aux dires de la dame, les personnes atteintes de cancer sentaient les champignons tandis que celles atteintes de Parkinson avaient une odeur musquée rappelant la poire.

Ma première pensée fut pour mon homme. Nooooooon ! pas lui, criai-je au Ciel avant de refermer le portable d’un coup sec. La seconde fut pour moi : je réalisai que mon superpouvoir avait encore gagné en force. Je pouvais maintenant littéralement sentir le danger autour de moi. Une immense colère m’envahit. J’arrachai mon casque antibruit et mes lunettes jaunes et les lançai de toutes mes forces à travers le salon.

Aussitôt, je me suis mise à entendre ce maudit air de violoncelle, à voir des halos bleus partout dans la pièce et à sentir comme une odeur de poli à ongles. Mes sens étaient surstimulés. Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? Pourtant, pensai-je, il n’y a personne d’autre que moi dans l’appartement.

C’est à ce moment-là que j’ai compris. Cette fois, c’était moi qui était en danger. Je perdais la raison. J’allais devenir folle et on m’internerait. Toute force m’abandonna. Mes genoux plièrent d’eux-mêmes. Je m’affaissai au sol et me mis à gémir. Un peu plus tard, je me tus. La musique s’arrêta, les halos disparurent et l’odeur s’évanouit. Je tombai dans un coma profond.


Source: uk.style.yahoo.com




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