À peine 40 ans et déjà froide 1
Alcool, cholestérol et profiteroles
Nous nous
étions retrouvés tous les cinq dans les Hautes Laurentides, plus précisément à
l’Auberge des Glaces dont j’avais réservé les quatre chambres pendant trois
jours pour fêter en grand les quarante ans de notre amie Mélanie Ladouceur,
infirmière spécialisée en soins palliatifs. En plus de la fêtée, il y avait
André Létourneau, vidéaste professionnel spécialisé dans les documentaires sur
les oiseaux, Pierre Deschamps, ingénieur agronome proche de la retraite, son
épouse Agnès Goncourt, philologue et éditrice de livres à compte d’auteur,
ainsi que votre humble auteur, Alcide Poireau, éternel célibataire au crâne
trop dégarni pour séduire, mais à la moustache suffisamment longue et lustrée
pour me permettre de dénouer les intrigues les plus complexes – rappelez-vous
le crime de l’Orford-Express – juste en tirant souvent d’un air suffisant sur
ses pointes durcies à la cire.
La
veille, notre aubergiste, une timide matrone prénommée Brigitte, à la peau
toute rousselée et, de toute évidence, beaucoup plus à l’aise devant ses
fourneaux que derrière le bureau de la réception, notre aubergiste, disais-je,
nous avait préparé un plantureux repas afin de rendre aussi agréable que
possible ce passage si difficile de l’existence humaine. Pourquoi 40 ans est-il
un cap plus difficile à passer que mettons 36 ou 42 ans ? Je ne saurais vous
l’expliquer : pour moi tous les anniversaires de naissance présentent la
même difficulté d’acceptation tant ils nous rapprochent l’un après l’autre de
l’inéluctable fin. Mais trêve de digression. Mélanie paranoiait à l’idée
d’aborder la quarantaine – cheveux gris, culotte de cheval et tutti quanti. Nous étions là moins pour
la fêter que pour l’aider à aborder cette affreuse dizaine.
Brigitte
nous avait servi en entrée une choucroute fermentée juste à point accompagnée,
comme il se doit, d’une bonne pinte de bière fraîche. Avaient suivi un
cassoulet dont le fond devait avoir plus de cent jours, arrosé d’un château
bordelais puis d’un pinot bourguignon, et un gâteau Saint-Honoré généreusement
mouillé de rhum brun. En guise de digestif, nous avions eu droit à un café
irlandais recouvert d’une épaisse couche de crème fouettée. Digestif, mon œil !
Mon estomac m’avait très tôt laissé savoir en gargouillant à plein régime que
je passerais la nuit à digérer alcool, cholestérol et profiteroles.
Minuit
sonna l’heure de regagner nos chambres. Ce que je fis, bientôt suivi des autres
convives. Je m’installai dans un fauteuil près de la fenêtre et repris pour la
énième fois la lecture des Mémoires de ce cher, mais ô combien disert, Winston
Churchill. J’ignorais que pour l’Académie suédoise, la longueur d’un texte
pouvait être tout aussi importante que la qualité de son contenu quand venait
le temps de déterminer le récipiendaire du prix Nobel de littérature. Toujours
est-il que Churchill réussît là où Brigitte, à qui par ailleurs je remettrais
volontiers le prix Nobel de la gastronomie, avait échoué : après seulement
quelques pages, je m’assoupis, ce qui permit à mes ronflements de répondre à
mes borborygmes.
Vers deux
heures, un bruit suivi de la sensation de ne pas être seul dans la chambre me
réveillèrent. Je tirai sur mes moustaches, comme un chat lisse ses vibrisses,
dans l’espoir qu’un éclair de compréhension dissipe les dernières vapeurs de
mon sommeil et me renseigne sur la réalité de ce monde. Rien, nenni, nulla res. J’eus même la sensation
d’être à nouveau seul dans ma chambre. Pourtant, il y avait quelque chose dans
mon lit, une longue forme noire. Je quittai mon fauteuil et gagnai ledit meuble
pendant que dans le corridor des portes s’ouvraient, des murmures
s’échangeaient, des pas allaient et venaient. Décidément, me dis-je, je ne suis
pas le seul à avoir de la difficulté à digérer. Espérons que Brigitte a une
bonne réserve de Gavescon ou de Pepto-Bismol, sinon nous allons être cinq à
lire les Mémoires de Churchill afin de nous rendormir. J’eus tôt fait de
réduire ce nombre à quatre en allumant la lampe de chevet. La forme
allongée dans mon lit était celle de Mélanie. Tout indiquait que mon amie nouvellement
quadragénaire était passée de vie à trépas : yeux grands ouverts, absence
de pouls carotidien, absence de buée sur le miroir de poche placé devant sa
bouche, et froideur cadavérique. Je ne pus réprimer un grand cri primal.
La froideur cadavérique troubla un moment mes cellules grises étant donné le
peu d’heures écoulées depuis notre sortie de table. Cependant, elles se
ressaisirent rapidement et enfilèrent les déductions : Mélanie était morte
depuis un certain temps déjà; donc, elle n’était pas entrée de son plein gré,
ni d’elle-même dans ma chambre; donc quelqu’un, sans doute l’assassin, avait
transporté son corps dans mon lit pendant que je dormais, puis s’était empressé
de disparaître avant que je ne comprenne ce qui arrivait; donc, il fallait que
je m’habille et que j’aille prévenir les autorités et ce, quelles qu’elles
soient, ce que j’aurais corollairement à déterminer. Comme je me relevais en me
demandant quelle chemise et quelle lotion après-crime mettre, la porte de ma
chambre s’ouvrit si violemment que je crus que les pentures allaient divorcer
du chambranle. Mes trois amis survivants firent irruption dans la pièce, suivis
de près par une aubergiste à la peau toujours aussi rousselée mais au regard
maintenant assombri par la peur. Quant à mes amis, leurs yeux étaient pleins
d’interrogations. Qu’est-ce que j’allais bien leur raconter ?
Où Agnès prend les choses en main
Ce fut
Agnès qui, constatant rapidement ce qui se passait, prit la parole, ne nous
laissant que le silence : « Que personne ne touche à quoi que ce
soit. Toi, Brigitte, va faire du café, fort et sans alcool cette fois car, même
si nous sommes en juin, la nuit sera longue. Toi André, va avec Brigitte et
donne-lui un coup de main. Toi, Pierre, compose le 911 et demande de l’aide,
non pas une ambulance, elle serait de toute évidence inutile, mais une
patrouille de policiers, intelligents si possible. Finalement, toi Alcide, mon ami détective au
crâne dégarni et à la moustache trop longue, reste à ta place et fais-moi un
compte-rendu des événements ».
Je ne
savais quoi répondre à Agnès tant je me sentais nu en simple maillot de corps
et caleçon boxeur. Je voulais aller m’habiller, mais je n’osais bouger par
crainte de l’irriter. Par ailleurs, je sentais que mon amie avait les choses
bien en main. Je décidai donc de me taire et de la laisser faire. Mal m’en pris
car bientôt elle s’approcha de moi et me fixa droit dans les yeux. Sur son front, des lignes, je pouvais voir
tous les chemins, les routes, les fleuves (Tea-Bag, Henning Mankell, 2007). Mais pas ce qui allait arriver…
Après un
temps qui me parut aussi long que l’attente des résultats un soir de
référendum, Agnès m’intima d’aller me rhabiller. Pendant que j’obtempérais avec
plaisir, mon amie se pencha sur le corps de Mélanie et entreprit d’approfondir
mon investigation. « Pauvre amie, murmura-t-elle en s’adressant au corps,
à peine 40 ans et déjà froide ! … Elle a reçu un coup sur la tempe droite,
ajouta-t-elle à mon intention en soulevant une mèche de cheveux avec sa
plume-fontaine… Elle a aussi le poing gauche fermé comme si elle avait cherché
à se défendre ou à frapper son assaillant… Tiens, elle ne porte qu’un seul
soulier, le gauche… Alcide, tu permets que je regarde dans ta chambre pour voir
si le soulier manquant ne s’y trouve pas ? » Réalisant avec horreur
ce que sa demande sous-entendait, je commençai à balbutier un « Voyons
donc… » qu’Agnès s’empressa de compléter in petto par la proposition « … fais comme chez toi ».
Agnès fit un rapide tour de la chambre, non sans faire une grimace désapprobatrice
en découvrant le livre que je lisais et le contenu de ma valise, puis revint
près du corps en marmonnant quelque chose comme quoi « cela »
n’expliquait pas la froideur cadavérique de Mélanie. Je vous avouerai que je me
suis longtemps demandé par après ce qu’elle avait voulu désigner par ce
« cela » : était-ce mon livre, mon apparence physique ou mon
choix de vêtements ?
André
revint bientôt nous dire que le café était prêt et qu’il serait servi dans la
salle à manger. Nous sommes aussitôt descendus en se disant qu’on pouvait
laisser Mélanie reposer seule en paix dans mon lit. Pierre nous a rejoints en
annonçant que la police serait là d’ici une heure. Brigitte a étalé sur la
table tout un nécessaire à café en argent, plateau inclus, sans doute un legs
de sa défunte grand-mère, avec un assortiment de biscuits digestifs. Je
constatai la présence dans la salle d’un nouvel être vivant, lequel allait,
vous vous en doutez bien, avoir un rôle à jouer dans la suite des choses.
« C’est mon chien, nous dit Brigitte. Il s’appelle Attila II, comme Attila
le Hun. C’est un corgi gallois, semblable à ceux de la reine Élizabeth
II ». J’ai souri en comparant le doux minois roux de ce cabot bas sur
pattes avec une image mentale du féroce cavalier barbare dont les hordes
déferlèrent sur l’Europe au Ve siècle. Puis, avant qu’Agnès ne le fasse à
nouveau, j’ai pris la parole.
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