L'enfant qui s'habillait d'ennui

 

    À la maison, le dimanche, l’enfant que j’étais s’habillait d’ennui. 

    Le matin, j’allais déjeuner devant deux parents emmurés dans leur silence. Mon père gardait le nez engoncé dans son journal, portant un intérêt inutile aux résultats de la Bourse, lui qui n’avait même pas d’épargne, encore moins de fonds de pension. Ma mère allait et venait dans la cuisine tel un automate, cuisant, servant, ramassant, rangeant sans un mot pour les deux hommes de sa vie, la tête tout à ce que cet emprisonnement familial l’empêchait de faire. 

    Le repas terminé, je retournais dans ma chambre lire une bande dessinée avec mes deux gros oursons en peluche synthétique que mes parents m’avaient offert quelques années plus tôt en guise de fratrie. Que n’aurais-je donné pour plutôt avoir un frère ou une sœur avec qui parler, jouer, me chicaner même et, surtout, me réconcilier. 

    Après un diner tout aussi silencieux, j’allais dehors avec mon ballon de foot. Je m’assoyais par terre en bordure du chemin de terre et j’attendais. Je me rappelais que j’avais appris à compter sur les genoux de grand-père Léon en regardant les autos passer. Quand un nuage de poussière annonçait l’arrivée prochaine d’une voiture, je souhaitais bien fort qu’il s’agisse d’une famille égarée et qu’elle s’arrête devant moi pour me demander son chemin. Les enfants demanderaient à leur mère la permission de descendre quelques instants pour se dégourdir les jambes. J’en profiterais alors pour leur lancer le ballon, juste assez fort pour… Vroum… L’auto passait en trombe devant moi avant même que j’aie fini d’énoncer mon vœu. 

    Après quelques heures d’attente, je revenais lentement à la maison ranger le ballon dans mon coffre à jouets. Je comprenais les automobilistes de ne pas vouloir arrêter ici, au milieu de nulle part, au cœur de l’ennui. 

    Me croirez-vous si je vous dis que j’avais hâte au lundi matin pour retourner à l’école ? J’avais hâte de parler à du monde, d’entendre des éclats de rire, d’être choisi sur l’équipe de foot au moment de la récréation du midi. Je peux même vous dire que j’avais hâte d’entendre la voix de l’institutrice me demander mes leçons. 

    Le dimanche soir, je me couchais en rêvant que, parvenu à l’âge adulte, je rencontrais une femme très affable. De notre amour éternellement passionné naissaient six enfants que je prénommais déjà Pierre, Paule, Marc, Claire, Denyse et Annie.

    Car, voyez-vous, l’enfant que j’étais s’habillait le dimanche de l’ennui des enfants uniques que les parents négligent parce qu’ils ne s’aiment plus.

(Inspiré de l'incipit de La fille de Debussy écrit par Damien Luce, publié en 2014)

 

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