Larcins à Malakar 2
Marchant
le long du boulevard Touré, Edmond repasse en boucle le regard implorant de Léo
Nike et la poitrine invitante de sa demi-sœur, Amélie Pouliche. « Il faut,
se répète-t-il, autant pour se donner du courage que pour se convaincre de son
bon-droit, que je trouve la ou le coupable de ces larcins aujourd’hui
même. » Quoi de mieux, convient-il en son for intérieur, que d’aller
réfléchir au Verre cassé. Une fois
installé à l’ombre du soleil zénithal, il commande à un Boucar toujours fidèle
au poste, un gros pichet de sangria. « Pour vous tout seul ? »
s’enquiert Boucar, surpris de voir un de ses bons clients vouloir s’enivrer si
tôt dans la journée. Edmond fait oui de la tête et l’autre s’en va, toutes
savates traînantes, préparer la concoction demandée. Il revient avec le
précieux pichet et un verre qu’il dépose sur la table sans piper mot, et quitte
sans se faire payer, pour ne pas troubler Edmond dans sa réflexion.
Dès le
premier verre, Edmond entreprend de revisiter dans sa tête la boutique de
Félix, celle de Bodia puis les rondeurs d’Amélie. À la fin du troisième verre,
il ferme les yeux pour mieux se concentrer. Au cinquième verre, Edmond est
toujours perdu dans ses pensées – quiconque l’eût été face à la confusion
desdites pensées – quand il sent vaguement une ombre s’approcher de lui. Il
entend des voix indistinctes, grommelle quelque chose que même Champollion eût
été incapable de déchiffrer, et retombe dans la ouate éthylée de ses pensées –
en fait, dans d’heureux souvenirs de son enfance à Magog.
Un peu
plus tard (NDLR : en réalité deux
heures plus tard mais qui, mis à part Marcel Proust, est vraiment à la
recherche du temps perdu ?), donc un peu plus tard, des rires aigus
ramènent Edmond à Malakar. Celui-ci entrouvre lentement les quenoeils et cherche prudemment, sans
bouger la tête, seulement avec ses pupilles dilatées, la source de ces bruits
intrusifs, si désagréables à ses tympans. Personne en vue, à part Boucar qui
vaque vaillamment à ses loisirs en regardant un match de foot à la télé.
Faisant un effort supplémentaire qui lui coûte, Edmond tourne la tête de côté.
C’est alors, et seulement alors, qu’il aperçoit sur le sol deux singes verts
qui se bidonnent à côté de son pichet de sangria presque vide. Edmond veut
éloigner ses lointains cousins de sa source d’inspiration mais son avant-bras
refuse d’obéir à son cerveau. Idem pour sa mâchoire trop lourde et sa langue
trop épaisse qui ne peuvent articuler de « Wouche ! Wouche ! »
québécois. Les macaques prennent la paralysie d’Edmond pour un silence et,
sachant comme tout un chacun que « qui
ne dit mot consent », de plus belle ils continuent à brailler.
Edmond
était encore en train de maudire intérieurement l’engeance animale coupable
d’avoir si brutalement interrompu son processus introspectif, quand retentit
dans tout Malakar, mais surtout dans sa pauvre tête, l’appel à la prière du
soir clamé par les puissants haut-parleurs juchés au faîte des minarets
environnants. Le muezzin synthétique achève de dégriser notre homme, qui se
rappelle soudain l’ultimatum du cadi. Prenant son courage à deux mains, de même
que le dessus de la table pour mettre en pratique l’effet de levier
d’Archimède, Edmond se lève. Il fait un pas, le gauche. Son pied heurte un
basket droit Nike Air Max Light
pointure 12, ce qui entraîne la chute de notre homme. Au moment où sa tête
heurte le sol, notre Hercule Poivrot québécois comprend ce qui se passe, ce qui
s’est passé et ce qui se passera s’il ne se relève pas rapidement. Face à
d’aussi importantes découvertes, d’antiques savants avaient laissé s’échapper
un « Eureka » ou un « Gravitas gravitatum » (traduction
libre : Tout n’est que gravité). L’humble Edmond se contente lui de
laisser un long « Tabaaaaaarnak » s’échapper de son orifice buccal
déshydraté.
Boucar,
qui s’était retourné au bruit de la chute du corps d’Edmond, constate en un
clin d’œil que son client s’apprête à quitter son établissement sans payer.
Calmement, mais fermement, il vient aider Edmond à se relever et, surtout, à
acquitter le prix de son vice éthylique. Edmond lui met plusieurs gros billets
dans les mains – combien ? il ne put jamais le dire, mais encore aujourd’hui,
Boucar parle de cet après-midi-là comme du deuxième plus beau moment de sa vie,
le premier ayant été le départ de sa femme. Donc Edmond acquitte donc
l’addition, ramasse le basket rouge et part en courant – en fait, en titubant –
sans demander son reste, c’est-à-dire la monnaie de ses billets. Sur la rue,
plusieurs autos s’immobilisent à son passage car notre homme s’avance en criant
à tue-tête « Cadi ! Cadi ! »
La
suite, vous le devinez bien, va se dérouler devant le cadi au tribunal
islamique du quartier. Mais pour la connaitre, vous devrez d’abord faire comme
moi et attendre, à genoux sur votre tapis, la fin de la prière du soir.
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