La noce de juin

 

        

        C’est bien ma chance : en tant que garçon d’honneur, mon convoleur d’ami m’a jumelé à sa veuve noire de grand-mère. Ça m’apprendra à n’avoir pas été aussi entreprenant que lui auprès de la gent féminine et à être encore célibataire à 28 ans. Chers lecteurs, abandonnez quelques instants le peintre à sa toile et venez vous placer derrière les mariés : vous verrez que j’ai la même mine d’enterrement que les autres invités. C’est à croire que le mariage ne fait pas le bonheur, quoique je serais d’avis que c’est surtout au peintre qu’il fait défaut. Mais, trève de potinage, je dois assumer mon rôle. 

        Comme a déjà dit un grand homme, sans doute un philosophe grec très stoïque, contre mauvaise fortune, il faut bon cœur faire (sic) ! Me voilà donc qui demande à Mémé si elle se rappelle de Wilfrid Laurier, car depuis cette année (dois-je vous rappeler que nous sommes en 1935), sa tête, élégamment déposée sur un trois-quart de style Prince Albert, orne nos billets de mille dollars (non pas que j’aie déjà tenu un tel billet entre mes mains, mais je lis le Journal moi, Messieurs). Hein ? grince-t-elle en guise de réponse. Misère, en plus d’être vieille, Mémé est sourde comme un pot ! Pour ce qui est de développer une relation amicale avec elle, on repassera. 

        Ne me reste plus qu’à me retrancher dans mon assiette. Hum, que ces carottes sont bien pilées. Mémé doit les aimer. Madame, vous aimez les carottes ? Hein ?  Rien à en tirer.  Tant pis, maintenant je mange ! Hum, cette viande se défait facilement. Erreur : elle ne se défait pas, c’est du steak haché. Est-ce pour cela que Mémé a les mains jointes : pour que la Bonne Sainte-Anne nous préserve des affres de l’empoisonnement alimentaire ? J’ai un soudain élan de sympathie pour Mémé, mais c’est le serveur qui l’intercepte et qui me demande ce que je veux. Je faillis lui répondre, à la blague, que je veux la mariée. Mais, me retenant tel un ministre des finances de puiser dans les poches des contribuables, je lui demande un peu de rouge SVP. Dès la première gorgée, je peux apprécier l’acidité avancée dudit breuvage : oubliez robe, tannins et finale, c’est de la piquette tout juste bonne à mariner les dills de matante Odile. La mine d’enterrement des invités s’explique de plus en plus. Ah, que ne sommes-nous à Cana plutôt qu’au Manoir Montmorency. Tout comme l’évangéliste Jean (2, 1-11), j’apprécierais qu’on change mon eau en château de Bordeaux. 

        Oups, Mémé perd sa salive par la commissure gauche de sa lippe tombante. Je cherche du regard une préposée aux p’tites vieilles. N’en trouvant pas, je lève ostensiblement ma serviette de table (la galanterie ne paie que si on la remarque) et je commence à essuyer la babine, puis le menton et le corsage (ou est-ce le corset ?) de Mémé. Comme je m’avance pour éponger aussi le rebord de la table, la veuve noire agrippe ma main de ses huit pattes griffues (en fait de ses deux mains disjointes) et me lance, trop fort pour que les autres convives l’ignorent : « Tu sais-tu que té beau-toé ? Approche, approche, j’te mangerai pas… » 

        Et Mémé de se mettre à chanter : « Elle avait de tout petits petons, Valentine, Valentine… ». Et, Pépé à sa droite d’enchaîner : « Elle avait des tout petits tétons, que je tâtais à tâtons… ». En moins de deux, les autres convives ont repris le refrain, chacun y allant ensuite d’un couplet grivois de son cru. La fête avait enfin débuté (aujourd’hui on dit que le party est pogné, allez donc savoir pourquoi). 

        J’peux-tu vous dire que la chansonnette du Français au canotier a béé mon orifice buccal. J’ai muettement remercié Mémé de mes quenoeils humides. Ensuite, tout doucement, j’ai retiré ma main d’entre les siennes (vous n’imaginiez quand même pas que j’allais la lui laisser ou, pis encore, la lui donner ?) 

        C’est à ce moment que l’animatrice a annoncé la fin de l’exercice. À regret, j’ai quitté le tableau, tout comme le peintre d’ailleurs à qui la joie de vivre ne semble définitivement pas convenir. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il est reparti à Québec pour peindre un sujet plus à son goût, par exemple des Ursulines méditant dans le jardin de leur couvent. 

(Inspiré du tableau La noce de juin peint par Jean-Paul Lemieux en 1972)

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