À peine 40 ans et déjà froide 2

 Où tous témoignent

        Je racontai le peu que je savais des événements survenus entre minuit et deux heures du matin et que vous connaissez déjà. S’ensuivirent les témoignages de mes amis et de Brigitte. Comme je ne suis pas ici pour écrire un roman, je vais vous faire un résumé succinct de ce qu’ils ont dit. Agnès, Pierre et André étaient montés dans leur chambre en même temps que moi. Aucun des trois ne se rappelait avoir vu Mélanie les suivre. Brigitte avait rapidement desservi la table, rempli le lave-vaisselle et rangé la cuisine. Elle dit aussi ne pas avoir vu Mélanie après le repas. « À quelle heure t’es-tu couchée, lui ai-je demandé ? ». « J’étais encore debout quand j’ai entendu un grand cri à l’étage. Je suis montée voir ce qui se passait et vous ai trouvé tous les quatre avec le corps de Mélanie étendu sur le lit. ». Le huis clos à cinq devenait franchement étouffant. L’un d’entre nous mentait, et ce n’était certainement pas moi. Comment savoir lequel ? Pourquoi avoir tué Mélanie et, surtout, pourquoi avoir transporté son corps dans mon lit ?

        Je me perdais encore en conjonctures sur le drame quand je sentis soudain un frottement le long de ma jambe droite. C’était Attila II qui avait décidé de me réconforter en venant zigner sur mon mollet tout en me tendant son os couvert de bave. J’allais lui signifier mon mécontentement en le tirant brusquement en arrière avec ma main droite lorsque je reconnus l’os en question : le soulier droit de Mélanie ! Ma main droite changea aussitôt de stratégie et attira plutôt le gentil pitou vers moi, permettant ainsi à ma main gauche d’agripper l’os-soulier. Il fallut quelques moments d’efforts à mes deux mains pour convaincre Attila II de lâcher son beau nonosse et quelques autres de plus pour qu’il arrête de zigner sur mon mollet.

        Je brandis alors l’os-soulier baveux bien haut dans les airs en m’exclamant sur le ton d’Archimède découvrant que l’eau de son bain était trop chaude pour que son corps y flotte « Ah ! Ah ! ». Les yeux se levèrent vers l’objet en question pour l’identifier. Tous, sauf deux : Brigitte était penchée sous la table et essayait de rappeler son barbare à l’ordre. Quand elle releva la tête à son tour, je constatai que ses yeux s’étaient remplis de chaudes larmes. N’ayant moi-même jamais pleuré pour un chien mal élevé, je la regardai d’un air perplexe sans rien dire, me contentant de ramener l’os-soulier hors de vue ce qui permit à mes amis de détourner le regard et de fixer Brigitte à leur tour. C’en fut trop pour la pauvre ! Elle éclata en sanglots et essaya de parler en même temps : « Oui, oui… c’est moi ! Non, non… je ne l’ai pas. Oh, mon Dieu … Qu’ai-je fait ? ». En plein la question que nous nous posions tous maintenant. Ne restait qu’à attendre la réponse. 

L’aveu et le vœu

        Une fois calmée, Brigitte nous raconta que Mélanie était restée au salon pour prendre un dernier verre avant de monter se coucher. Elle l’avait vu se diriger vers la cuisine, pour y chercher Dieu sait quoi, puis ne l’avait pas revue, étant elle-même trop occupée à débarrasser la salle à manger. Ce n’est que vers une heure quarante-cinq, en entrant dans la chambre froide pour y chercher les quiches et les croissants du déjeuner, qu’elle avait découvert le corps inconscient – c’est du moins ce qu’il lui avait alors semblé – de Mélanie sur le plancher. De toute évidence, elle avait trébuché sur quelque chose en entrant, sans doute, se dit-elle, le gros marteau qui traînait ici, et sa tête avait heurté l’enclume qu’elle avait rangée là avec quelques étriers faute de place ailleurs. N’écoutant que son instinct, Brigitte avait pris Mélanie à bras le corps et l’avait sortie de la chambre froide pour la ramener dans sa chambre. Elle avait bien remarqué que la peau de Mélanie était froide mais elle n’y avait pas prêté attention sur le coup. Pas plus d’ailleurs qu’elle n’avait prêté attention au soulier que Mélanie avait perdu en tombant et dont Attila II s’était subrepticement emparé. Ce n’était qu’une fois rendue dans l’escalier que Brigitte avait réalisé que le corps qu’elle transportait était non seulement inconscient mais aussi inanimé, signifiant que Mélanie avait rendu l’âme. C’est à ce moment précis que Brigitte avait paniqué et qu’elle avait revécu les dix dernières minutes de façon différente. Plus question pour elle d’aller coucher Mélanie dans son lit, ni d’alerter qui que ce soit. Le poids des événements devenait trop lourd à porter. Elle avait donc décidé de déposer le cadavre dans ma chambre en espérant qu’avec ma grande expérience de la mort, je saurais quoi faire. Bien élevée, elle avait frappé trois petits coups avant d’entrer, puis, voyant que je dormais profondément dans le fauteuil, elle avait déposé sans bruit le corps dans mon lit. Elle avait ensuite rapidement regagné l’escalier pour en émerger à nouveau au moment où mes amis avaient fait irruption dans ma chambre.

        Le reste de l’histoire était connu de tous, sauf le moment où Brigitte s’était penchée pour découvrir que son chien avait, depuis ce moment, gardé le soulier de Mélanie dans sa gueule, ce qui allait la désigner comme la meurtrière, vu que nous pensions tous que Mélanie avait été assassinée. Ce fut cette pensée qui avait déclenché chez elle les chaudes larmes que nous connaissons et l’aveu qui s’ensuivit.

        Dire que l’histoire de Brigitte provoqua un grand brouhaha dans la salle à manger est bien mal nous connaitre. Nous sommes des gens simples qui savent reconnaître la vérité lorsqu’elle nous est révélée, fut-ce dans les larmes et les hoquètements. Nous avons plutôt baissé les yeux, non par pudeur devant une femme qui pleure, mais plutôt par honte d’avoir si rapidement crié au meurtre. Nous sommes demeurés aussi cois que l’onde du lac Memphrémagog un soir de pleine lune.

        Encore une fois, ce fut Agnès qui prit la parole pour organiser le dénouement de l’affaire. « Puisqu’il n’y a pas eu crime, dit-elle d’une voix assurée, il n’y a aucune raison que le corps de Mélanie soit ailleurs que sur les lieux de l’accident. Je propose donc que nous ramenions le corps dans la chambre froide et que nous attendions calmement l’arrivée de la police pour … ».

Dring ! Dring !

        La sonnerie de la porte d’entrée nous empêcha de connaitre la fin de la phrase d’Agnès. Heureusement, nous avions tous compris où elle voulait en venir et, surtout, où nous devions aller. Agnès et Pierre se dirigèrent tranquillement vers la porte d’entrée pour répondre aux forces de l’ordre. Pendant ce temps, Brigitte, André et moi nous sommes rués dans l’escalier pour ramener le corps de Mélanie dans le droit chemin de l’accident. En grimpant les marches deux à deux, je formulai in petto le vœu que les policiers ne voient que du feu dans la chambre froide.   

Où la police fait son travail

        En fait de policiers, ce furent deux jeunes agentes blondes qui se présentèrent à l’entrée. Une fois la porte ouverte, elles se présentèrent à nouveau à Agnès et Pierre : agente Sophie Durocher, matricule 6996, et agente Sylvie Lapierre, matricule 728 (anciennement assignée au Plateau Mont-Royal à Montréal, mais ça elle ne l’a pas dit). Agnès et Pierre déclinèrent leur identité pour le procès-verbal à venir et se montrèrent ravis de faire leur connaissance. Apercevant la façon dont l’auto-patrouille était garée, Agnès demanda gentiment aux deux agentes de déplacer leur véhicule de façon à permettre à celui de la morgue de se garer près de l’entrée, ce qu’elles s’empressèrent de faire illico. Pendant ce temps, nous avons descendu le corps de Mélanie dans la chambre froide et, sur les indications de Brigitte, l’avons placé au mieux sur le plancher, entre le marteau et l’enclume, le poing fermé tendu vers un étrier. Puis, nous sommes revenus calmement nous asseoir dans la salle à manger où nos deux agentes de la paix arrivèrent peu après (agente Sophie Durocher, matricule 6996, etc.) en nous demandant de ne pas bouger de là avant l’arrivée du médecin-légiste et des employés de la morgue. Nous avons été plus qu’heureux de ne plus bouger, enfin ! Le manque de sommeil commençait à se faire cruellement sentir, surtout après la course dans l’escalier pour remettre le cadavre à sa place.

        La suite s’est déroulée prestement et, ma foi, de façon fort courtoise. Les deux agentes ont recueilli nos dépositions – nous n’avions rien entendu, rien vu, sauf Brigitte qui avait découvert le corps de Mélanie vers deux heures et nous avait ensuite réveillés pour nous annoncer le tragique accident –. Le médecin-légiste a constaté le décès de Mélanie puis a prélevé un échantillon de sang coagulé sur l’enclume, question de s’assurer par une analyse d’ADN qu’il s’agissait bien du sang de notre amie, permettant ainsi de corroborer ipso facto la thèse de l’accident. Les employés ont pris des photos tant du corps que des outils, puis ont mis le corps dans un grand sac noir avant de l’emporter à la morgue. Nul n’a prêté attention à Attila II qui, couché sous la table de la salle à manger, continuait de ronger le soulier droit de Mélanie.

        Vers cinq heures trente, tout a été terminé. Les derniers fonctionnaires de l’État québécois nous ont quittés pour aller rejoindre les divinités étrusques chargées de la garde de leurs biens, c’est-à-dire leurs pénates. De notre côté, nous sommes immédiatement montés dormir quelques heures, seul ou dans les bras de Morphée. Finalement, vers treize heures, nous avons quitté l’auberge après avoir gentiment mais fermement refusé l’invitation à bruncher de Brigitte, et l’avoir chaleureusement remerciée pour son excellent repas de la veille, ce dont elle nous fut fort reconnaissante à en juger par la force avec laquelle elle nous étreignit l’un après l’autre en déposant sur nos joues plein de mercis mouillés de larmes.

Épilogue

        C’est le privilège de l’auteur que d’ajouter un épilogue à son histoire, question de laisser savoir aux lecteurs ce qu’il est advenu plus tard de certains de ses personnages. Dans le cas présent, il me fait plaisir d’épiloguer sur ce que je suis devenu six mois après la mort de Mélanie.

        Primo, je ne suis plus détective. Pas assez payant. Les droits d’auteur découlant de la publication de mes nouvelles ne parvenaient même plus à couvrir mes frais de condo – c’est vous dire. Tout ça « grâce » au piratage des œuvres littéraires sur l’Internet !

        Deuxio, j’ai taillé ma moustache, ce qui allait de soi après mon primo et les rires que sa forme déclenchait partout autour de moi depuis plusieurs années.

        Tertio, ma nouvelle apparence plaît aux femmes, tout particulièrement à l’une d’elles. Vous l’aurez peut-être deviné, il s’agit de Brigitte. J’aurais aimé vous dire que nous avons eu le coup de foudre l’un pour l’autre en plaçant le corps de Mélanie dans la chambre froide. Mais, il en fut tout autrement. Nous nous sommes retrouvés deux mois plus tard sur un site de rencontres pour quadragénaires esseulés. Elle cherchait l’âme sœur qui l’aiderait à tenir son auberge, moi, celle qui me mijoterait de bons repas. Nous nous sommes plu au premier échange de courriels. Tant et si bien que…

        Quarto, je vis maintenant avec Brigitte et Attila II à l’Auberge des Glaces que nous avons renommé l’Auberge des Gens Heureux, un peu pour faire oublier le décès de Mélanie, beaucoup pour annoncer que notre auberge était un gage de bonheur autant pour nous que pour nos clients.

        D’ailleurs, vous êtes tous cordialement invités à venir dans notre auberge pour fêter un anniversaire de naissance, un anniversaire de mariage ou tout autre événement heureux de votre existence. Pour plus d’information ou pour faire une réservation, consultez notre site web : www.aubergedesgensheureux.qc.ca

Et, rassurez-vous, il n’y a plus d’outils qui traînent dans la chambre froide.

Alcide Poireau

 

 


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