Croisière dans les Caraïbes

  

        La relâche scolaire était enfin arrivée !  J’avais décidé de la passer dans la mer des Caraïbes à visiter des îles à bord du Costa Concordia II, un luxueux bateau de croisière qui avait remplacé son prédécesseur lamentablement échoué par son capitaine sur un récif de la mer Tyrrhénienne. Comme on me demandait le double du prix pour être seul dans ma cabine, j’avais accepté de partager celle-ci avec un voyageur inconnu en souhaitant in petto qu’il soit muet, ordonné et invisible tout au long de la croisière. J’ignorais que mon vœu se réaliserait au-delà de mes espérances. 

    Le navire appareilla de San Juan, Porto Rico, et mit le cap sur les Îles Vierges britanniques. Je gagnai ma cabine pour m’installer. Mon coloc d’une semaine n’était pas là. En lieu et place, je trouvai sur sa couchette une petite valise noire avec un autocollant jaune visiblement rédigé à mon intention : « Prière de ne pas déplacer ma valise. Je serai de retour demain vers 9 heures. SVP, je vous demanderais de ne pas venir dans la cabine entre 9 et 16 heures. » J’allais donc passer la première nuit seul dans la cabine. Voilà qui m’accommodait fort bien. Je n’aurais qu’à m’éclipser demain pendant la journée. Ce que je fis en descendant à terre visiter l’île Tortola. 

    À mon retour, vers 16 heures, je découvris que mon coloc s’était déjà éclipsé non sans avoir au préalable rangé ses affaires et m’avoir laissé un nouvel autocollant jaune qui reprenait presque mot pour mot celui de la veille. J’allais donc passer une seconde nuit seul dans ma cabine. Enfin, pas vraiment seul car un parfum épicé régnait dans la pièce. Au cours de la nuit, je rêvai que mon coloc était un vampire et qu’il devait impérativement se cacher des rayons du soleil sous peine de périr dans les flammes. Une sensation de picotement dans le cou me réveilla en sursaut vers 3 heures. Je parvins à me rendormir une heure plus tard en serrant tout contre moi la bible des Gédéons que j’avais trouvé dans le premier tiroir de ma table de chevet. 

    Le même manège se répéta le troisième jour alors que je visitai Saint John’s à Antigua. Le quatrième jour, au lieu d’aller visiter Fort-de-France, je décidai de rester à bord du bateau et, non pas d’entrer inopinément dans la cabine, ce qui eut été un grand manque de respect de ma part, mais plutôt d’attendre que mon coloc se présentât dans la coursive. Vaine, très vaine fut mon attente. Personne n’entra dans ma cabine ni n’en sortit à l’exception de la femme de chambre qui se présenta vers 11 heures pour mettre la cabine en ordre. À sa sortie, j’eus un moment l’envie de l’interroger, mais je me retins en pensant à l’embarras que cela pût causer. J’attendis plutôt jusqu’à 15 heures avant d’envoyer promener mes beaux principes au diable vauvert et d’entrer dans ma cabine. Personne. Seulement un autocollant jaune apposé sur le miroir de la salle de bain m’enjoignant d’être absent le jour suivant, toujours entre 9 et 16 heures. Je me jurai d’en avoir le cœur net le lendemain, jour de la visite à Pointe-à-Pitre. 

    Je dormis fort mal cette nuit-là, me réveillant au moindre bruit Je me levai même pour vérifier si une porte cachée dans la penderie ou la salle de bain laquelle porte n’aurait pas permis à mon coloc d’entrer via une autre coursive ou une autre cabine. Ce n’est que vers 6 heures que je parvins enfin à m’endormir profondément. Le bruit d’une clé tournant dans la serrure me réveilla en sursaut. Je regardai ma montre : 10 heures pile. La porte s‘entrouvrit puis se referma rapidement. Je sautai hors de ma couchette et me ruai vers la porte. Des pas s’éloignaient dans la coursive. J’ouvris la porte et regardai à gauche comme à droite : Personne ! Pas même un bruit de pas. Comme je me retournai pour rentrer, je vis deux autres de ces fameux autocollants jaunes collés à ma porte. Le premier me rappelait de respecter notre entente et de libérer la cabine entre 9 et 16 heures. Le second, plus court et vraisemblablement écrit à la hâte m’enjoignait de quitter la cabine avant 11 heures. Mon étrange coloc n’avait sûrement pas eu le temps d’écrire ces deux autocollants. Il devait donc garder sur lui un petit bloc d’autocollants déjà rédigés. Bizarre, vraiment bizarre ! Après une toilette rapide, je gagnai la navette qui m’amena à terre. Cependant, au lieu de débarquer, je demandai au pilote de me ramener à bord en prétextant avoir oublié de prendre mes médicaments. Mon coloc fantôme m’avait certainement vu quitter le navire et devait sûrement, à l’heure qu’il était, se trouver dans ma cabine. 

    Aussitôt à bord du navire, je m’y précipitai. J’ouvris la porte doucement, en tâchant de faire le moins de bruit possible. Mon coloc était effectivement là. Il était couché sur son lit non défait et dormait profondément. Nu comme un ver, ou plutôt nu comme un Apollon. « Ce qu’il est beau » fut la première pensée qui me vint à l’esprit en le regardant. Imaginez un Patrick Huard ou un Guillaume Lemay-Thivierge dans la mi-trentaine : environ 1 m 75, un corps ferme et uniformément bronzé, sauf pour les fesses rebondies et blanches, un visage arborant une barbe de deux jours et … Clic ! La lumière fut. Je compris qui était mon coloc en voyant autour de son cou plusieurs chaînes en or de motifs et de tailles variées. C’était le ou un des gigolos du navire. Ces chaînes symbolisaient son pouvoir sexuel. Certaines de mes amies de Magog qui avaient voyagé dans les Antilles m’en avaient abondamment parlé : les employés mâles des hôtels annoncent leur disponibilité sexuelle en portant au cou les chaînes en or que leur ont offertes des clientes ravies de leurs services. Le nombre de chaînes arborées donne une bonne indication de la popularité de leur propriétaire auprès de la gent féminine. À en juger par les huit chaînes que portait mon gigolo de coloc, celui-ci devait être à n’en point douter le Starbuck du Costa Concordia II. Je me demandai si mon coloc était aussi fertile que le Starbuck du film.  Sûrement pas, me dis-je en souriant, compte tenu de l’âge moyen des femmes en croisière sur ce navire. J’avoue, oui j’avoue que j’ai aussi eu une pensée d’envie pour cet homme qui n’était jamais seul le soir. Que ce devait être bon de sentir des yeux brillant de désir se poser sur son corps… 

    Je sortis de la chambre aussi silencieusement que j’y étais entré. Je suis allé m’étendre sur le pont avant pour méditer sur la répartition inégale de la beauté et de la richesse en ce bas monde. De ce jour-là, et jusqu’à la fin de la croisière, je respectai scrupuleusement l’horaire des autocollants jaunes et ne cherchai plus à rencontrer mon coloc. Par contre, je ne pus m’empêcher de chercher à reconnaître dans le regard des femmes que je croisais celles dont mon gigolo de coloc avait comblé les désirs charnels.

     Le dernier jour de la croisière, la femme de chambre vint me voir pour collecter son pourboire. Je ne lui donnai que la moitié de la somme recommandée en lui expliquant que mon coloc lui donnerait l’autre moitié. Elle m’avoua alors que mon coloc était son mari et qu’il s’appelait Roberto. Elle m’avoua aussi qu’elle l’assistait (sic) en rangeant ses affaires dans la cabine et en plaçant les autocollants jaunes sur la valise ou le miroir de la salle de bain afin qu’il puisse se reposer quelques heures dans la journée avant de reprendre son travail (re-sic). À la fin de chaque croisière, Roberto versait un pourcentage de ses revenus au maître d’équipage lequel veillait à lui trouver une cabine pour la croisière suivante. Le couple aurait bientôt amassé assez d’argent pour retourner dans son pays d’origine y acheter une petite auberge et y couler des jours heureux. 

    Je quittai le navire en philosophant sur l’incommensurable compréhension dont font preuve les femmes dans certaines situations. Aussi, je me promis de revenir l’an prochain faire une autre croisière dans les Antilles. Je garderai alors la cabine pour moi tout seul et porterai deux, non trois chaînes en or autour du cou. Juste pour voir.

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