Messages

Le grand œuvre d'Albert

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  Albert avait soixante-dix ans. Ses enfants et petits-enfants étaient venus le fêter en fin de semaine. Il se reposait maintenant dans sa berceuse préférée en regardant l’album de photos familial. Sa femme l’avait quitté pour la grande ville après lui avoir donné trois beaux enfants, aujourd’hui dispersés loin de Magog. Lui n’avait jamais pu se résoudre à quitter sa ville natale et ce, même si   la Dominion Textile où il avait travaillé pendant près de quarante ans l’avait mis à la retraite forcée en fermant ses portes quinze ans plus tôt. Albert avait profité de sa retraite pour parfaire son éducation en s’inscrivant à des cours de l’Université du Troisième Âge. Intéressé d’abord par les cours d’histoire, il s’était ensuite risqué à suivre des ateliers d’anglais et d’écriture. Aujourd’hui, Albert avait l’agréable impression d’avoir finalement complété son secondaire. Soixante-dix ans, songeait-il, c’est le bon âge pour entreprendre un dernier grand projet. Quoi exactement ? Il ne p

L'enlèvement

  -         Té sûr que tu veux pas qu’on aille te reconduire ? -         Non, non, chu correct. Pis, vous l’savez, j’reste pas loin… -         Té sûr ? -         Oui, que j’vous dis. Oui ! -         OK alors, mais appelle-nous quand t’arriveras. Ça va nous rassurer… J’ai de vrais bons amis. Toujours inquiets pour moi. Surtout quand je prends le volant paqueté ben raide. Ce que je suis ce soir. J’ai bu plus qu’à l’accoutumée. Mais, que voulez-vous, on n’a pas quarante ans tous les jours. Faut fêter ça en grand l’arrivée au sommet de la montagne de notre vie, avant que de la redescendre de dizaine en dizaine jusqu’au trou de notre tombe. Comme je gagnais le stationnement en arrière de la brasserie, deux formes sombres se sont avancées vers moi. Avant que j’aie pu poser le moindre geste, l’une m’a cagoulé avec ce qui m’a semblé être un châle de femme pendant que l’autre me retenait par la taille. Une camionnette s’est approchée en faisant crisser ses pneus et, prestement, je m

L'attachement

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  Le vieil homme entra d’un pas hésitant dans la gare en traînant derrière lui une grosse valise sur roulettes. Il alla au guichet, demanda un aller simple pour la métropole, puis gagna le quai désert en cette fin de matinée. Depuis la passerelle qui enjambe les voies, ses deux amis lui firent un salut de la main. Vous êtes chanceux, se dit l’homme. Ce soir, vous dormirez dans votre maison. Moi, je n’ai plus de chez-moi. Ma fille et mon fils m’ont finalement convaincu de casser maison et d’aller vivre avec eux dans la métropole. Ils ne l’ont pas dit ouvertement, mais j’ai bien compris que pour eux, j’étais devenu trop vieux pour demeurer seul dans ce village reculé. Ils m’ont dit de prendre juste une valise, qu’ils allaient s’occuper de tout : vendre la maison et déménager le strict nécessaire (sic!) chez ma fille où, paraît-il, une belle grande chambre ensoleillée m’attend la porte grand ouverte. Misère ! De maître chez moi, je vais devenir locataire de ma fille. Aussi bien dire s

La bonne et le mafioso

  « Le jeune Folco Mondovi sent ses cheveux frisés se dresser sur sa tête lorsque sa belle maîtresse de 17 ans, Angelina Gravina, lui déclare :      -      Si tu te maries avec Margherita, je me suicide. À travers son opulente chevelure sombre, elle appuie le canon d’un revolver sur sa tempe.      -      Rends-moi ce révolver, demande le jeune homme.      -      Viens-le prendre et tu verras. Folco cherche ce qu’il pourrait dire, ce qu’il pourrait faire… C’est que la situation est particulièrement dramatique : le mariage est dans une heure. »   ( Extrait de Quand les femmes tuent de Pierre Bellemare et Jacques Antoine, 1983. )  ***** Les femmes, la chose est bien connue, dramatisent tout, même l’amour. Surtout l’amour. Folco en sait quelque chose, lui qui en a culbuté plus d’une. Mais celle-ci est nettement plus émotive et, au vu de l’arme qu’elle pointe sur sa tempe, beaucoup plus déterminée que les autres. L’âge n’a rien à y voir, Folco le sait bien. Ce n’est d’ailleur

Prêter de l'argent à un ami

  Quoi de mieux pour parler de l’amitié que de vous raconter un fait vécu. Les événements remontent à fort longtemps, certes pas au temps des fées, mais disons avant le world wide web (www). J’avais alors un ami, appelons-le Mathieu pour les besoins du récit, qui rêvait de devenir scénariste de cinéma. Pour ce faire, il voulait aller étudier en Angleterre. Sa conjointe refusait de le suivre, idem de le financer, tant ce rêve lui semblait chimérique. Elle avait bien raison, mais je ne le compris que beaucoup plus tard. Pour le moment, j’ai dit oui à sa demande d’emprunt, en me disant « si je ne prête pas à un ami, à qui vais-je bien prêter? » Mathieu alla deux fois en Angleterre. Sans succès. Il ne réussit jamais à percer le milieu du cinéma anglais. Pis, il perdit sa conjointe dans l’aventure. Après, je n’eus plus de nouvelles de lui. Treize ans passèrent avant que je ne reçoive une lettre de Mathieu. Il avait finalement trouvé sa place dans la société et il demandait à me rencontre

Nocturnesque

  Je suis rentré à Montréal sous un de ces orages apocalyptiques de juillet. Je roulais lentement dans l’averse violente, incapable de voir à plus de dix mètres devant moi. Le nez collé au pare-brise, je regardais le ciel se lézarder de lumière pendant que le tonnerre faisait vibrer le châssis de la voiture. Je pensai à ce couple qui, lui aussi, roulait sous un gros orage quand leur auto tomba en panne à proximité d’un château très bizarre. Le titre du film me revint en mémoire : The Rocky Horror Picture Show . 1973, un des tout premiers rôles de Susan Sarendon. Fatigué de conduire et craignant d’avoir un accident, je décidai de m’arrêter pour laisser passer le plus fort de l’orage. Comme je ralentissais, mes phares captèrent sur l’accotement une forme humaine tout de blanc vêtue qui, pouce levé, essayait d’attirer mon attention. Un coup de vent releva le voile qui lui couvrait la tête, me révélant un jeune homme hirsute aux yeux hagards. Inquiété par l’allure bizarre du jeune homme,

Le flocon de neige

  Je tombe depuis ma plus tendre enfance Sans rien pour freiner ma chute, rien pour retenir le temps. Je glisse parfois à gauche, parfois à droite Vire à bâbord, redresse à tribord Convaincu que je décide où je vais Alors que ce sont les lointains battements d’ailes des papillons Qui agissent sur ma destinée. Je suis entouré de mes semblables Eux aussi en chute libre, eux aussi virevoltant. Parfois, l’un me touche, se colle à moi. Nous ne faisons alors qu’un, Pendant un bref instant, Celui de faire un enfant. Puis, c’est la séparation. À nouveau seul comme une étoile dans le ciel, Je poursuis ma descente.   Aujourd’hui, je commence à distinguer le sol. Il est calme et blanc. Mes parents et leurs parents y reposent. Je sais que très bientôt, j’irai les rejoindre Et qu’avec eux j’attendrai la fonte des neiges. Mais, pour le moment, je veux Que la poudrerie encore me transporte, Me garde en suspension dans l’air, Prolonge ma vie de flocon de