Le monde de Charlotte. Chap. 15 : Mon voisin silencieux (et quasi invisible)
Vous vous rappelez sans doute que j’habite dans un multiplex. C’est donc dire que j’ai un voisin de palier. Enfin, presque. Mon voisin est tellement silencieux et si peu visible, que j’ai souvent l’impression d’être seule sur l’étage. Heureusement, il me rappelle son existence à chaque semaine, plus exactement le jour de la collecte des ordures. Ce jour-là, mon voisin dépose ses petits sacs blancs sur le palier pour que je descende les mettre au bord du trottoir avec les miens. Je crois qu’il voit ça comme un échange de services : si tu sors mes déchets, je resterai invisible.
La première fois que je l’ai croisé sur le palier, il
occupait le logement depuis déjà un mois. Non, réflexion faite, depuis presque
deux mois. Je m’attendais à voir un vieil hibou à moitié déplumé. J’ai donc été
agréablement surprise de découvrir un beau jeune homme à l’allure racée, mais à
l’apparence négligée. Quand je lui ai demandé ce qu’il faisait dans la vie,
Bastien – c’est son nom – m’a simplement répondu « pas grand-chose ».
Vous me connaissez : je ne suis pas écornifleuse pour deux sous. Je
ne lui donc pas demandé de développer. Cependant, j’ai pu constater par
l’entrebâillement de sa porte qu’il avait de fichus beaux meubles pour un gars
qui ne faisait pas grand-chose : une causeuse bourgogne en véritable cuir
italien, un cinéma maison dont la diagonale faisait plus que ma taille et des
électroménagers en acier inoxydable. Des cadeaux de ma mère, m’a-t-il expliqué
en espérant que je le crois. Elle voulait absolument que je quitte la maison,
a-t-il ajouté, ce qui cette fois m’a convaincue.
Vous allez me demander s’il a terminé son cégep ou s’il a
une petite copine. Je n’en sais foutre rien. Tout ce que je peux vous dire
c’est que je n’ai vu ni livres ni photos de couple par l’embrasure de sa porte.
Au fil du temps, je me suis aperçue qu’il recevait très peu
de visites. Une fois par semaine, généralement le jeudi après-midi, une jeune
motocycliste portant un blouson en cuir des Sons of Anarchy, sonne à sa
porte et lui remet un petit paquet brun. Je le sais parce que le judas de ma
porte donne sur l’entrée de mon voisin. Aussi, tous les vendredis et samedis
soirs, Bastien sort faire un tour en ville. Il quitte généralement vers 21
heures et revient après que je me sois couchée. Quand je me lève le dimanche
midi, je l’entends quitter son logis pour aller voir sa mère. Je le sais parce
qu’il revient le soir avec plein de repas préparés.
Une fois, j’ai été cogner à sa porte pour l’inviter à venir
prendre un verre chez moi. Bastien a poliment décliné mon invitation en
m’assurant avoir plein de choses à faire. L’air de rien, j’ai regardé par sa
porte entrebâillée : le téléviseur affichait un jeu vidéo sur pause.
Je crois bien que c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que
mon voisin appartenait au groupe « A » de la communauté LGBTQIA+.
« A » comme dans Asexuel. Moi je dirais plutôt un « P »
comme dans Paresseux[1].
Cela dit, quand je regarde mon voisin, je ne peux que penser : Quel beau
gaspillage !
[1] Ce qui donnerait LGBTQIAP+. Je sais, si ça
continue, tout l’alphabet va y passer. Si vous vous demandez ce que désigne le
I, sachez qu’il englobe tous les hermaphrodites. Comme le H était déjà utilisé
pour désigner les hétérosexuels (sic!), les anglo-saxons ont créé le terme
Intersexe pour désigner les hermaphrodites, d’où le I.
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