Le monde de Charlotte. Chap. 3 : Desmond


Hier, un homme est venu sonner à ma porte. Son âge? À peu près cinquante ans. Son physique ? Comme j’aime à dire, une belle pièce d’homme : grand, musclé, la barbe fournie et les yeux anthracite. Malheureusement, sa beauté s’arrêtait là. L’homme était mal habillé et ses vêtements, très sales, empestaient le bois brûlé, la sueur séchée et, disons-le franchement, l’urine.

J’ai aussitôt ressenti une bizarre de sensation : une attirance instinctive et, en même temps, une crainte de bouger. Cet homme me rappelait quelqu’un, mais qui ? Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus.

Bonjour, c’est moi m’a-t-il lancé tout de go. Qui ça « moi », me suis-je demandé intérieurement ? Desmond, ton père, a-t-il repris en se rappelant soudainement que ça faisait plus de vingt-cinq ans que je ne l’avais vu. Puis, il a attendu patiemment que je l’invite à entrer pour rattraper le temps perdu.

J’ai accusé le coup. Durement. Je me suis demandé ce que ma mère aurait fait à ma place. L’aurait-elle fait entrer comme je m’apprêtais à le faire, question de me montrer polie et civilisée? J’étais loin d’en être convaincue.

Ma mère avait à peine dix-huit ans quand elle était tombée éperdument amoureuse du fils du voisin, Desmond. Lui, âgé de vingt-deux ans, avait les hormones au plafond. Aussi, ce ne fut pas long avant que ma mère ne tombe enceinte. Un accident, comme on disait à l’époque. Aussitôt l’enfant fait, Desmond avait fui ses responsabilités paternelles et s’était caché dans l’anonymat de la grande ville. Ma mère accoucha seule, rejetée par sa propre famille, et m’éleva tout aussi seule.

De temps à autre Desmond venait voir ma mère qui me demandait alors d’attendre sagement dans ma chambre. Il lui remettait un peu d’argent et prenait de nos nouvelles. Je le regardais de loin par l’embrasure de la porte et j’attendais. J’attendais qu’il vienne me voir, qu’il me prenne dans ses bras, qu’il me dise « Ah ma belle Charlotte, tu l’sais-tu que j’t’aime, toi? ». Jamais il ne l’a fait. Avec le temps, j’ai cessé d’entrouvrir la porte de ma chambre. Pour ne pas souffrir. Maintenant qu’il se tient là devant moi, je sens à nouveau la douleur m’envahir.

Je décidai de poursuivre la conversation sur le pas de la porte. Desmond me raconta alors qu’il vivait seul et trouvait la vie bien compliquée. Il craignait toujours de manquer d’argent. Alors, il économisait et plaçait tout à la banque. Il se privait de tout aujourd’hui pour ne manquer de rien demain. J’estimai qu’il était si obsédé par son avenir, qu’il en oubliait de vivre le moment présent. Il m’avoua qu’il fuyait la société en raison de sa consommation, qu’il s’était même éloigné de Dieu parce qu’Il exigeait de lui des quêtes dominicales, la dîme annuelle et des souscriptions pour l’entretien de Son temple. Et les femmes, ai-je osé lui demander? Toutes des succubes m’a-t-il répondu, en les traitant avec dédain de profiteuses et de gobe-sous.

C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’arrêter de souffrir. Pour mon propre équilibre mental, il n’était pas question que cet homme revienne dans ma vie. Je l’ai poliment remercié d’être venu me saluer et ai refermé la porte sur mon passé. Définitivement.

Desmond, je le sais, va mourir seul, ignoré de tous. Je n’irai pas à ses funérailles. Son corps sera sans doute jeté dans une fosse commune. De sa présence sur terre, personne ne se souviendra. Même son prénom tombera dans l’oubli. Je refuserai son héritage. J’irai plutôt porter un bouquet de fleurs sur la tombe de ma mère, morte d’épuisement alors que j’avais à peine seize ans.

Je crois bien que c’est pour ça qu’aujourd’hui, je loue mes charmes aux hommes. Pour qu’ils me serrent dans leurs bras, m’embrassent et me susurrent à l’oreille « Ah ma belle Charlotte, tu l’sais-tu que j’t’aime, toi ? »

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