Le monde de Charlotte. Chap. 5 : Mon oncle Édouard

  

        Je ne crois pas vous avoir déjà parlé de mon oncle Édouard, le frère de ma mère. Autrement, vous vous en rappelleriez sûrement. C’était le genre d’homme qui ne s’oublie pas facilement. Vieux garçon, comme on disait à l’époque, il a vécu avec ses parents jusqu’à leur mort, puis seul jusqu’à son décès à 82 ans.

        Le dimanche, nous avions l’habitude de rendre visite aux parents de ma mère. Si par malheur mon oncle était présent, je passais un mauvais quart d’heure. Instituteur dans une école primaire, il se comportait alors avec moi comme si j’étais une de ses élèves. Il m’interrogeait sur mon bulletin, mon attitude en classe, etc. Il en profitait aussi pour me reprocher mes cheveux indisciplinés – pour l’amour du Bon Dieu, coupe-les ou fais-toi des tresses, disait-il -, ou ma tenue pas assez chrétienne à son goût. Heureusement, Édouard enseignait dans une autre paroisse. J’aurais détesté être dans sa classe tant il était désagréable.

        J’ai eu droit à un peu de répit quand ma sœur Guylaine est née. Ma mère avait obtenu d’Édouard qu’il soit son parrain. Ce faisant, elle espérait sans doute qu’il ouvre son cœur et révèle sa bonté à sa filleule. Or, il n’en fut rien. Dès que ma sœur eut l’âge de raison, mon oncle commença à lui reprocher ses mauvaises notes, sa tenue, etc. Il la reprenait même sur sa façon de s’exprimer. À un moment donné, c’en fut trop pour ma mère. Elle a coupé court aux visites dominicales, puis un peu plus tard, aux visites tout court. Je crois que ma mère, tout comme nous d’ailleurs, ne pouvait plus supporter l’avarice de sentiments d’Édouard.

        Cinquante ans ont passé sans que j’aie des nouvelles de mon oncle. À travers les branches, c’est-à-dire par les journaux et les autres membres de la famille, j’ai appris qu’Édouard était devenu tour à tour directeur de son école, conseiller municipal, conseiller scolaire et, finalement, bénévole dans la ligue de hockey mineur de sa municipalité. Rien de plus. Surtout rien sur sa vie privée.

        Ce fut l’appel de ma sœur il y a cinq ans qui a ravivé en moi le souvenir de cet oncle sévère et froid. Guylaine m’annonçait que notre oncle était décédé seul dans son logement après une longue agonie où il s’était révélé incapable d’appeler les secours.

        Peu de personnes se sont présentées à ses funérailles : un cousin éloigné, prêtre de son état, quelques anciens collègues de travail, un représentant de la municipalité et un autre de la ligue de hockey mineur. Guylaine et moi furent les seules à assister à la mise en terre dans le cimetière municipal.

        Bon, j’en arrive à la fin de mon histoire. Il faut que je reste polie sinon je pourrais blasphémer le nom de Dieu. Voyez-vous, cet individu, que je peine à nommer mon oncle, a trouvé le tour d’être désagréable même après sa mort. Nous savions qu’il avait amassé une petite fortune au cours de sa longue carrière de fonctionnaire et d’homme public. Donc, nous espérions toucher une part de l’héritage, Guylaine la première en tant que filleule « adorée » de son oncle. Or, quelle ne fut pas notre surprise d’apprendre de la bouche du notaire que notre oncle avait tout laissé à l’église catholique dont cinquante mille dollars (vous avez bien lu) à des missionnaires africains pour dire des messes à sa mémoire. Faut croire qu’Édouard connaissait la gravité de ses fautes en payant un tel prix pour acheter son droit d’entrer au Ciel ! Puisque c’était comme ça, Guylaine et moi avons décidé d’un commun accord, de laisser les anges graver son nom sur la pierre tombale familiale. Puis de l’oublier. Complètement.

        Je vous suggère de faire de même après avoir lu ce texte.

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