Le monde de Charlotte. Chap. 16 : La vie en rose

 

        Je ne suis pas de celles qui s’enferment à double tour par peur d'être attaquées ou volées. Ce serait m’emprisonner moi-même. Je suis plutôt de celles qui proclament haut et fort que si quelqu’un veut s’en prendre à moi, il  aura affaire à la police. C’est la meilleure arme que j’ai trouvée pour vivre en paix de l’autre côté de la clôture des conventions sociales.

        Vous ne connaissez pas cette clôture ? C’est sans doute parce que vous êtes toujours resté dans le droit chemin à suivre les grandes règles morales qui gouvernent notre société : l’honnêteté, la fidélité, la tempérance, le rejet des drogues illicites, l’observance religieuse, l’hétérosexualité, etc. Pour vous, la clôture est aussi invisible que le dôme qui protège les habitants de Seahaven du monde extérieur dans le film The Truman Show (1998).

        Cependant, si l’envie vous prend un jour de sauter la clôture pour voir comment ça se passe, demandez à une personne habituée d’y vivre de vous servir de guide. Non que la visite présente un risque pour votre personne : j’y vis moi-même très bien depuis des années. C’est juste qu’elle pourra vous aider à déambuler dans ce pays exotique où les habitants parlent une langue inconnue et ont souvent des comportements surprenants.

        Vous découvrirez alors des gens poqués par la vie. Ceux qui ont manqué d’amour ou d’attention dans leur enfance et qui maintenant s’autodétruisent. Ceux qui sont devenus itinérants après avoir tout perdu en raison d’une addiction – jeu, alcool, drogue ou autre –. Ceux qui espèrent pouvoir y vivre librement leur allosexualité ou leur transidentité. Les personnes, comme moi, qui essaient d’exercer leur métier sans se faire emmerder. Enfin, les travailleurs sociaux qui, chaque soir, sautent la clôture pour nourrir, laver, soigner et aider, lorsque faire se peut, les personnes qui souhaitent revenir de l’autre côté.

        À bien y penser, il y a beaucoup plus de monde que l’on pense de mon côté de la clôture. C’est à se demander si ceux du bon bord ne sont pas minoritaires. Hum ! Il y a peut-être là matière à réflexion. Cela dit, je dois vous prévenir qu’à la suite de votre visite, vous devrez suivre la même règle que les visiteurs de Las Vegas ou d'un quartier des plaisirs japonais : ce qui se passe ici reste ici.

        Vous vous demandez sans doute pourquoi je persiste à rester là. Ma réponse va vous surprendre : ce n’est pas parce que je le veux ou que j’aime y vivre, c’est pour répondre aux exigences de ma clientèle. Mes clients ne veulent en aucun cas être vus en ma compagnie. En ce sens, Richard Gere dans Pretty Woman constitue une exception admirable. Mes clients exigent de moi que je vive là où la loi du milieu garantit leur anonymat.

        Ils ne sont pas les seuls à rechercher la confidentialité ou l’anonymat de notre monde. Tel père de famille ou tel membre du clergé aime venir faire un tour de temps à autre dans un sauna gay. Tel politicien - parfois un maire ou un ministre - ou tel artiste réputé a besoin de sauter la clôture pour acheter sa cocaïne ou son crack. Enfin, il y a ceux qui pour une raison ou une autre ont besoin de cacher leur argent ou de le faire blanchir. Toutes ces personnes ne font que des sauts dans mon monde. Aucune n’y vit. Mais toutes respectent LA règle : ce qui se passe de l’autre côté de la clôture reste de l’autre côté de la clôture. Compris ?

        Je sens maintenant qu’une autre question vous brûle les lèvres : est-ce qu’il y en a parmi nous qui s’en sortent ? Oui, il y en a. Heureusement, car autrement il n’y aurait plus grand monde du bon côté de la clôture (rires). J’ai personnellement connu deux personnes qui s’en sont très bien sorties : Jean-Claude et Brigitte.

        Jean-Claude avait à peine seize ans quand son père l’a foutu à la porte de la maison après avoir appris qu’il était gay. Oui, ces choses-là se produisent encore aujourd’hui. Pour survivre, Jean-Claude est devenu prostitué. Pas longtemps, juste le temps nécessaire pour être plusieurs fois abusé physiquement. Par la suite, il a trouvé refuge chez un sugar daddy où, en échange de son corps, il a eu droit au gîte et au couvert. Puis, ce fut un deuxième sugar daddy, et un troisième. Ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il tombe sur le bon, celui qui a décidé de le prendre en main et d’en faire quelqu’un de bien. Ce Henry Higgins (voir le film Pygmalion) a obligé Jean-Claude à terminer son secondaire, puis à suivre un cours d’aide-infirmier. Parallèlement, Jean-Claude s’est mis à aller au gymnase et à jouer au hockey dans une ligue de garage. Aujourd’hui, c’est une méchante de belle pièce d’homme qui travaille comme aide-infirmier dans un grand hôpital pour enfants. Il vit toujours avec son Henry Higgins dans une relation non-sexuelle qui s’apparente à une indéfectible amitié.

        Brigitte, elle, s’est enfuie de la maison familiale à l’âge de quinze ans. Elle n’en pouvait plus des attouchements de son père. Pendant des années, elle a vécu de la rue comme prostituée, c’est-à-dire avec très peu d’argent. Puis, elle aussi s’est mise à la recherche d’un bon sugar daddy. Elle ne l’a jamais trouvé. C’est plutôt son père qui l’a retrouvée pour lui demander pardon et lui offrir un nouveau départ dans la vie. Elle a accepté - chose que je n’aurais jamais fait – en échange de quoi son père a tout payé jusqu’à ce que Brigitte devienne architecte. Elle travaille aujourd’hui pour une grande firme spécialisée dans la restauration et la préservation du patrimoine.

        Comment est-ce que je sais tout ça ? C’est bien simple : Jean-Claude et Brigitte redonnent aujourd’hui au suivant. Un jour par semaine, ils font du bénévolat au local de l’Association des Prostituées et Escortes du Québec (l’APRES-Q). Ils aident à la préparation des repas, au tissage des liens avec les travailleurs sociaux, etc. Par-dessus tout, il leur arrive régulièrement de témoigner de leur vécu. C’est ainsi que je les ai connus et que je m’en suis fait des amis. Grâce à eux, je sais que la rédemption est possible, même pour moi.

        Je ne désespère donc pas de retourner un jour du bon côté de la clôture. Il faut juste que je continue à passer des clients comme si j’achetais des billets de 6/49. Une bonne fois, je vais tomber sur le bon numéro, sur celui qui me permettra d’enfin connaître, après Édith Piaf et Diane Dufresne, la vie en rose.

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