Le monde de Charlotte. Chap. 17 : Souper chez ma soeur

 

        Êtes-vous du genre à lire l’horoscope en déjeunant ? Ou à consulter une voyante de temps à autre pour connaître votre avenir ? Moi pas ! Il me suffit d’écouter mon intuition, de suivre mon instinct pour savoir ce qui m’attend. Prenez, par exemple, ce client narcissique qui voulait absolument que j’aille baiser chez lui[1] ? J’ai eu raison de penser qu’il était inoffensif. Un peu trop même au vu de son silence et de son immobilisme quasi total. Cependant, comme il m’avait payé rubis sur l’ongle, je ne me suis pas plainte. Donc, va pour mon avenir personnel.

        Là où ça va moins bien, c’est quand j’ai une prémonition concernant quelqu’un d’autre. Vous savez, du genre « Il conduit tellement mal, que je ne serais pas surprise qu’il ait un accident » ou « Si elle ne tient pas la rampe, elle va débouler l’escalier ». Souvent, beaucoup trop souvent, s’ensuit un accident de voiture ou une chute malheureuse. C’est pourquoi aujourd’hui je regrette amèrement ce que j’ai écrit précédemment au sujet de ma sœur Guylaine[2].

        Plus tôt cette semaine, elle m’a téléphoné pour m’inviter à souper. Pardon ? Ma sœur qui sait à peine faire cuire un œuf – je n’exagère pas – va nous cuisiner un repas ? J’en reste bouche bée. Elle profite de mon silence pour me dévoiler la raison de son invitation : elle a finalement rencontré un homme. Pas n’importe lequel : l’amour de sa vie. Elle tient maintenant à me le présenter dans les formes, comme dans l’ancien temps. Je finis par balbutier un « Oui, bien sûr » suivi d’un « Je vais apporter le vin ». Il ne me vient même pas à l’idée de lui demander qui il est, ni où ou comment elle l’a rencontré. Guylaine ajoute que ce serait bien que je sois accompagnée, question d’être deux couples à table. La conversation, me confie-t-elle, est plus facile à quatre qu’à trois! Soit, je veux bien qu’un homme m’accompagne, mais qui, bon sang? Je n’ai pas d’amant, ni d’ami avec bénéfices[3]. Alors, un de mes clients ? Certains ne diraient pas non, mais de quoi j’aurais l’air en le présentant : « Guylaine, je te présente X, marié, père de deux enfants et un de mes clients réguliers »[4]. Vous riez, moi pas. Finalement, je réponds à ma sœur que je vais y penser.

        La semaine passe et je ne sais toujours pas qui inviter. Comme je m’apprête à faire un Richard Gere de moi, c’est-à-dire à louer une escorte pour l’occasion, on sonne à la porte. C’est le livreur de pizza, un jeune italien au teint foncé et à l’accent prononcé répondant au nom césarien de Julio. Comme d’habitude, Julio me fait les yeux doux et insiste pour avoir un baiser en guise de pourboire. Tandis qu’il me tend ses lèvres, je vois la fortune me sourire. Je réponds au jeune macho que s’il accepte d’enlever ses mains de mes hanches, il pourra venir souper avec moi samedi prochain et, qui sait, peut-être plus[5].

        Samedi, 16 h 45. Julio gare l’auto de livraison de son patron devant ma porte. Il est tiré à quatre épingles : T-shirt blanc immaculé, veste de cuir, jeans sans trous et baskets neufs couleur rouge passion. Après avoir épinglé sur ma robe une boutonnière blanche achetée un peu plus tôt au dépanneur du coin, mon prince d’un soir me prend par le bras et m’amène à l’auto comme si nous montions à l’autel. Je souris intérieurement en songeant aux vœux qu’il aimerait bien échanger avec moi.

        Guylaine nous accueille portant un accessoire tout nouveau tant pour elle que pour moi : un magnifique tablier de cuisine. Elle nous invite à passer au salon pour les présentations. Devinez qui vient diner avec Guylaine ? Non, ce n’est pas Sidney Poitier. Ni le Harry de Quand Harry rencontre Sally. C’est Gewurztraminer en personne ! Vous vous rappelez ce jeune homme inexpérimenté qui m’avait rapporté une bouteille de vin d’Alsace l’automne dernier[6] ? Comme je suis tenue au secret professionnel, je ne vous révélerai pas sa véritable identité. En me voyant, Gewurztraminer se met à rougir et à bégayer. Je note mentalement qu’il manque encore d’assurance en public. Tout le contraire de mon jules, qui s’empresse de serrer la pince de mon client et d’embrasser Guylaine sur les deux joues en la tenant par la taille (une coutume italienne, parait-il). Ma sœur remarque la rougeur de Gewurztraminer. Elle lui demande s’il me connait. Il bégaie un non peu convaincant, ce qui a l’heur de faire surgir une étincelle dans les yeux de Guylaine. Heureusement, Julio entreprend de faire la conversation à partir d’une liste qu’il a mentalement dressée la veille. Il complimente ma sœur sur sa robe ainsi que sur la décoration de l’appartement (sic!). Puis, il entreprend de parler foot avec Gewurztraminer.

        Le pauvre amant de ma sœur a été dans ses petits souliers tout au long du repas. Guylaine et Julio avaient beau essayer de le faire parler, rien n’y faisait. Il gardait les yeux fixés sur moi comme s’il s’attendait à ce que je parle publiquement de notre lien d’affaire. À la fin, j’ai remarqué que l’étincelle dans les yeux de ma sœur était devenue une petite flamme rouge. Je me suis donc empressée, tant pour rassurer Gewurztraminer que ma sœur, de prendre la main de Julio et de parler du salon de coiffure où je travaille présumément comme coiffeuse[7]. Julio était aux anges. Dès que j’ai eu retiré ma main, il a mis la sienne sur ma cuisse comme si nous étions en voyage de noces aux chutes Montmorency. Puis, tout naturellement, il s’est mis à parler des nouveaux joueurs de l’Impact de Montréal et du salaire exorbitant de certains footballeurs européens. À la fin, c’est lui qui a sauvé la soirée. Cessant enfin de me fixer du regard, Gewurztraminer s’est mis à raconter son voyage en Europe, n’omettant aucune des églises qu’il avait visitées, notamment la cathédrale d’Aix-La-Chapelle, construite sur les ordres de Charlemagne au début du IXe siècle. Guylaine a repris son air enjoué et la soirée s’est terminée par une partie de dominos mexicains.

        Nous nous sommes quittés en promettant de se retrouver bientôt. Au grand plaisir de Julio qui a remercié ma sœur en déposant sur ses joues deux gros baisers mouillés. Gewurztraminer a rougi en me faisant la bise, ce qui a vivement contrarié ma sœur. Voyant les petites flammes dans ses yeux devenir des braises ardentes, j’ai compris que ma sœur était jalouse, furieusement jalouse. Le monstre aux yeux verts était né de ses entrailles et il tourmentait à présent la proie dont il se nourrit[8]. Exactement comme je l’avais prédit il y a quelque temps[9].

        Vous comprenez maintenant pourquoi je m’en veux d’avoir joué à la devineresse. Il est des choses qu’il vaut mieux ne jamais dire, ni même penser.  C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne vous dirai pas comment Julio et moi avons terminé la soirée, ni ce que nous avons fait le lendemain. Sachez seulement que mon bel étalon n’a pas livré de pizzas pendant quelques jours. 😊



[1] Voir Luxuriances

[2] Voir Sœurette

[3] Mieux connu sous son nom anglais de fuck friend

[4] Voir Je me fous du monde entier

[5] Les hommes adorent qu’on leur fasse espérer un « peut-être plus ». Ça excite leur masculinité et les incite à nous plaire en tout.

[6] Voir Je me fous du monde entier

[7] Voir Sœurette

[8] Voir Othello de Shakespeare

[9] Voir Sœurette

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