Le monde de Charlotte. Chap. 9 : Sœurette
Ma sœur Guylaine envie ma vie aisée. Elle m’envie d’avoir eu
autant d’hommes dans mon lit, elle qui attend encore qu’un premier amant dépose
ses chaussures au pied de son lit. Ne jamais avoir été désirée semble avoir
desséché son cœur, fané sa fleur de l’âge.
J’ignore si c’est le ressentiment qui lui fait dire ça, mais
elle me répète sans cesse que je l’ai facile. Je sens comme un reproche dans sa
voix quand elle le dit. Pauvre sœurette : elle ne voit pas, ou plutôt ne
veut pas voir tous les efforts que je dois faire pour satisfaire mes clients,
tous les désagréments que je dois endurer : les odeurs désagréables, la
lubricité, la laideur sans compter l’humiliation d’être constamment traitée
comme une Marie-couche-toi-là.
J’aimerais pouvoir répondre à Guylaine qu’elle ne voit que
ce qu’elle n’a pas, mais je me retiens par crainte de perdre le dernier membre
de ma famille. Je conviens plutôt avec elle qu’il existe effectivement des
femmes qui l’ont belle, que la chance, sans qu’on comprenne pourquoi, sourit
plus à certaines qu’à d’autres. Je lui
parle d’une voisine qui a gagné gros à la loterie non sans souligner au passage
que, pendant des années, elle avait gaspillé toutes ses économies en billets
perdants. Je lui parle de notre amie d’enfance qui a marié un fichu de bon
gars, de ces femmes supérieurement intelligentes qui sont devenues qui
docteure, qui ingénieure ou procureure.
Puis, j’en viens à l’ultime injustice sur terre : les
femmes tellement belles qu’il leur suffit de sourire pour devenir riches. Et de
lui énumérer des actrices de renommée internationale, des top modèles de la
mode, des miss ceci ou cela. Je confie alors à ma sœur que ces femmes, je les
envie moi aussi. Cependant, j’évite de les envier trop ou trop longtemps. Juste
le temps de lire la presse à potins ou un magazine féminin. Si je trouve
naturel d’envier le succès d’autrui, je trouve tout aussi naturel de me montrer
satisfaite de mon sort. Après tout, une grande femme a dit « À vaincre
sans péril, on triomphe sans gloire ». Pour ma part, je dirais en
parodiant un grand film français du siècle dernier « Beauté, où est ta
victoire ? ».
À ce stade de notre discussion, je m’attends toujours à ce
que Guylaine parte d’un grand rire en comprenant que, contrairement à ce qu’un
illustre nigaud a claironné, nous ne naissons pas tous égaux. Nous devons
plutôt à l’État (toujours Lui, cet être invisible mais omniprésent) de diminuer
les inégalités sociales, de distribuer plus équitablement l’instruction, la
santé et la richesse. Malheureusement, à chaque fois que je lui dis ça,
Guylaine se renfrogne et se replie dans son envie.
Inutile donc de lui avouer que la seule vraie richesse que
je possède est celle des petits désirs : une belle robe, un lit douillet,
une bonne bouteille de vin. Je désire des choses simples parce que leur
acquisition suffit à assouvir mes envies. Ultimement, j’aimerais aussi recevoir
des fleurs, être invitée au restaurant ou au cinéma, me faire offrir une bague
de mariage. Mais ces désirs-là, je les garde pour mes rêves les soirs de pleine
lune.
Je crois bien que Guylaine va cesser de m’envier seulement
le jour où elle aura un homme dans sa vie, c’est-à-dire quand elle aura quelque
chose que je n’ai pas. Malheureusement, je crains que ce jour ne soit le
premier où elle craindra de perdre ce qu’elle a tant désiré posséder. Que ce ne
soit le premier où elle sera jalouse de moi.
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