Le monde de Charlotte. Chap. 8 : Grand-maman Gauthier

  

        À la mort de maman, j’avais à peine seize ans. Comme mon père était disparu dans le décor sans laisser d’adresse, c’est ma grand-mère Gauthier, la mère de maman, qui a hérité de ma garde. J’ai donc fait ma petite valise et pris le train pour… Saint-Camille-des-Piles, un trou perdu en Haute-Mauricie. Qu’est-ce qu’il y avait de remarquable dans ce village qui comptait moins de 800 âmes à l’époque ? Rien, absolument rien sinon que le flottage du bois sur le Saint-Maurice avait débuté tout près de là en 1846 et qu’il s’y était arrêté en 1996. Tout comme le Temps d’ailleurs.

        Cela dit, laissez-moi vous décrire un peu l’endroit où j’allais compléter mon adolescence loin de tous les plaisirs de la grande ville. Saint-Camille-des-Piles est traversé par la voie ferrée et une seule rue qui, naturellement, s’appelle la Principale. De part et d’autre de cette rue partent des chemins, forestiers vers l’ouest, sablonneux vers le bord de la rivière. Au centre du village, l’église – comme toujours, beaucoup trop grande pour la taille de la population –, l’hôtel Les Raftman qui jadis servait de logis aux draveurs, un ancien magasin-général devenu un dépanneur Couche-Tôt et une cantine ouverte seulement pendant la belle saison, c’est-à-dire de la Fête de la Reine à l’Action de Grâces. En face de l’église, la maison de madame Turcotte qui, le jour, tient un comptoir-postal dans son salon et qui, deux soirs par semaine, loue son sous-sol à la Caisse populaire de Shawinigan. Un peu plus loin, juste en face de l’hôtel, la maison de grand-maman Gauthier. Je n’ai donc pas eu à marcher longtemps pour retrouver celle qui allait être ma Mère supérieure pendant deux longues années d’ascèse. Justement, elle m’attendait sur le perron de son couvent, les mains jointes, sans doute pour remercier Dieu de lui avoir envoyé de l’aide. Car, je ne me faisais pas d’illusion : en plus d’être privée de jeux, j’allais être de corvée sept jours sur sept. Tout comme Cendrillon, j’allais devoir attendre qu’un beau prince vienne chausser mon pied d’une pantoufle de vair. Je me consolais en pensant que mon sort était quand même meilleur que celui de ma sœur Guylaine : elle avait été confiée à notre oncle Édouard qui enseignait alors à la Baie James !

        La maison de grand-maman était un magnifique cottage en pierres des champs. L’intérieur, tout en lambris et boiseries, sentait le pin ciré. J’ai compté pas moins de dix pièces, dont deux chambres au rez-de-chaussée et quatre à l’étage. Beaucoup trop de chambres pour une famille de trois enfants, me suis-je dit en me rappelant que maman n’avait eu pour toute fratrie que deux frangins. Quand j’ai demandé à grand-maman à quoi avaient servi toutes ces chambres, elle a pris un air évasif et m’a raconté que grand-papa était raftman en été et bûcheron en hiver. Aussitôt j’ai pensé au beau Ovila (Roy Dupuis) dans les Filles de Caleb. Tout comme lui, mon grand-papa devait revenir à la maison juste le temps nécessaire pour faire un enfant à la belle Émilie Bordeleau (Marina Orsini). J’ai alors compris que, si Émilie enseignait pour joindre les deux bouts, grand-maman avait dû prendre des chambreurs de passage pour joindre les siens.

        Enfin, je pensais avoir compris jusqu’à ce qu’un beau jour, en balayant sa chambre, je découvre l’album de photos de grand-maman dans un petit coffre en bois sous le lit. Il contenait plein de photos d’hommes aux épaules larges et à la barbe hirsute. Grand-maman apparaissait sur certaines d’entre elles avec un bébé dans les bras. Chaque fois l’homme à ses côtés était différent. Au revers de chaque photo, étaient inscrits la date, le nom de l’homme et celui du bébé. Un des bébés était ma mère, un autre l’oncle Édouard, le troisième l’oncle que je n’ai jamais connu car il s’est noyé dans le Saint-Maurice à l’adolescence.

        Je venais de découvrir que grand-maman avait eu trois maris et ce, en très peu d’années. Ou bien le métier de draveur était vraiment dangereux et grand-maman avait été veuve à répétition, ou bien elle avait eu la cuisse légère. Comme j’hésitais entre ces deux options, la seconde me semblant plus excitante que la première, j’ai entendu le pas lourd de grand-maman dans le corridor. J’ai aussitôt remis l’album et le coffre sous le lit et repris le balayage de la chambre.

        Il m’a fallu attendre deux longues journées avant de pouvoir à nouveau entrer dans la chambre de grand-maman. L’album et le coffre n’avaient pas été déplacés. Elle ne s’était donc rendu compte de rien. J’ai apporté l’album dans ma chambre, sûre ainsi de ne plus être surprise. Maintenant les photos avançaient rapidement dans le temps : maman à 6 ans, à 9 ans, à 12 ans, etc. Pareillement pour mes oncles. Fait bizarre, les trois pères ne figuraient plus sur les photos : ils étaient remplacés par d’autres hommes plus jeunes, certains imberbes. Sur une photo grand format, grand-maman posait sur le perron de sa maison avec ses trois enfants et trois jeunes femmes très avenantes. Au-dessus de la porte d’entrée, il y avait une pancarte qui disait « Chez Mme Gauthier ». Les dernières photos de l’album montraient grand-maman à nouveau seule sur le perron avec ses deux enfants maintenant  adultes. La pancarte au-dessus de la porte d’entrée était disparue.

        Une nouvelle vérité s’est alors imposée à moi : grand-maman avait été tenancière de bordel. Elle-même avait sans doute été travailleuse du sexe en son jeune temps. Mon esprit s’emballa : j’avais trois grands-pères maternels, possiblement encore vivants. Comment le savoir ? Je ne pouvais quand même pas poser la question à grand-maman. C’était son secret et il était important que je le respecte. Il fallait aussi que je respecte la mémoire de maman : elle savait sûrement pour sa mère et ne m’en avait jamais parlé. J’ai remis l’album dans le petit coffre sous le lit et je me suis motus et bouche cousue[1].

        À partir de ce jour-là, mon séjour à Saint-Camille-les-Piles est devenu plus agréable. J’ai pris plaisir à converser avec grand-maman, à jouer aux cartes avec elle, allant jusqu’à fréquenter l’église avec elle. Je ne pensais jamais dire ça, mais j’ai même pris goût aux études. J’ai terminé mon secondaire à la polyvalente de Shawinigan où je me suis fait de nouveaux amis… et quelques amants. J’ai  pratiqué le volley-ball et la ringuette malgré les chairs grasses qui, progressivement, envahissaient mon corps de jeune fille sans jamais couper mon appétit.

        Moi qui avais été initiée très jeune aux choses du sexe par de beaux enfants de chœur de notre paroisse, je venais de découvrir ce que je voulais faire dans la vie. Je voulais moi aussi posséder une belle maison comme grand-maman et rencontrer plein d’hommes qui viendraient me voir bien hardiment pour me faire des enfants. Le soir, je m’endormais en rêvant aux prénoms que j’allais leur donner : Agnès, Daniel, Françoise, Rachel, Jean, Sylvain, Karine …


Les Raftman, huile sur toile de Marie Gélinas-Mercier (1995)


 



[1] Grand-maman est décédée l’an dernier, à l’âge vénérable de 95 ans. Après son décès, j’ai raconté toute l’histoire à ma sœur. Naturellement, Guylaine a demandé à voir l’album de photos. J’ai donc contacté notre oncle Édouard qui avait hérité de la maison de grand-maman. Il m’a répondu qu’il avait retrouvé le petit coffre en bois, mais non l’album. Je soupçonne grand-maman d’avoir emporté dans la tombe tous ses secrets.

 

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