Blaireau et Coyote
En ce temps-là, j’habitais en face d’un bloc à appartements qui ne payait vraiment pas de mine. Trois étages, quatre logements par étage, plus quatre garçonnières au sous-sol pour les étudiants. Le premier jour de chaque mois, un homme trapu portant de grosses lunettes noires venait collecter les loyers. Les locataires l’appelaient avec dédain Blaireau en raison de sa démarche lourdaude et de ses doigts gras aux ongles très longs qui leur arrachaient le peu d’argent qu’ils possédaient. Certaines mères monoparentales étaient même obligées de se prostituer à partir de la mi-mois pour arriver à nourrir leurs enfants. Blaireau n’avait que faire de leurs jérémiades, encore moins de leurs demandes de réparation. Il ne faisait rien sans une injonction de la Régie du logement et, même alors, il ne faisait que le strict nécessaire! Aussi, il n’hésitait pas à expulser les étudiants du sous-sol qui ne pouvaient acquitter leur loyer à temps. Blaireau les appelait ses souris et les traitait comme tel.
Une fois les loyers perçus, Blaireau repartait à pied vers son domicile que j’imaginais n’être pas très loin. Aussi un jour, je décidai de le suivre pour voir où il vivait (je sais, je suis belette). Je n’eus pas à marcher loin, ni vite d’ailleurs : Blaireau s’arrêta à trois rues de chez moi devant la porte d’un bloc très huppé. J’allais rebrousser chemin quand un grand homme mince, pauvrement vêtu, surgit de nulle part et aborda Blaireau avec un grand sourire. À ma grande surprise, car je l’ignorais capable d’une telle chose, Blaireau lui rendit son sourire. S’ensuivit un bref échange de paroles qui se conclut par la remise de plusieurs billets verts à l’homme mince. Quoi ? Comment un rapace comme Blaireau pouvait-il donner autant d’argent à un homme de toute évidence un sans-abri et ce, avec un large sourire ? Les deux gaillards se serrèrent la main puis Blaireau entra dans son bloc. Fidèle à ma réputation, je décidai de suivre l’homme en noir pour voir ce qu’il allait faire avec la somme reçue.
L’homme marcha très longtemps d’un pas léger et si rapide que j’eus de la difficulté à le suivre. Finalement, il entra dans un refuge pour sans-abris, sans doute pour se nourrir et y dormir. J’allai voir le préposé à l’accueil et lui demandai qui était l’homme en noir.
« Pourquoi voulez-vous savoir ça ? L’argent qu’il vient de me remettre pour le Refuge vous appartient? »
« Non, pas du tout, mais je suis content d’apprendre ce qu’il a fait de l’argent que mon voisin Blaireau lui a donné. J’avais peur qu’il n’aille le dépenser en drogues ou en alcool (je sais, je mens très bien).»
« Ah, je comprends ! Écoutez, j’ignore son vrai nom. Ici, tout le monde l’appelle Coyote ».
« Coyote ? Savez-vous pourquoi ? »
« Certains disent que c’est parce qu’il est mince et qu’il erre partout en ville. Moi, je pense que c’est parce qu’il adore chasser. Au début de chaque automne, votre voisin Blaireau vient le chercher en auto et tous deux partent en Estrie chasser le dindon, la gélinotte et, parfois même, le cerf de Virginie. Blaireau est doué pour s’avancer sans bruit et débusquer les proies. Coyote, lui, excelle à les tuer. Ils se partagent ensuite la viande. Je le sais parce que Coyote vient ensuite nous porter sa part, ce qui permet au Refuge de servir du gibier une fois par année. »
Je vous le dis, monsieur, ces deux-là forment toute une paire, dit le préposé en s’esclaffant de rire. Pour le remercier, je fis don d’un billet vert au Refuge. Puis, je revins à la maison, l’air perplexe. D’un côté, Blaireau saignait les locataires du bloc en face de chez moi pour ensuite en remettre une partie à son ami; de l’autre, Coyote préférait vivre dans la rue et donner argent et viande au Refuge. Pour tout vous dire, plus j’en apprenais sur l’humanité, moins je la comprenais. Vous allez peut-être trouver que je suis un brin misanthrope, ce dont je ne me défendrai pas. Mais, rappelez-vous que je suis d’abord et avant tout une vraie belette. J’ai besoin d’espionner mes voisins pour découvrir leurs petits secrets. J’ai un besoin encore plus impérieux de les dévoiler à qui veut bien m’entendre. À vous, par exemple !
Source : familypet.com |
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