Emma 3 : Patapon
La mère écarte les tentures du salon :
le temps est radieux. Parfait pour emmener Emma au centre d’achats, se
dit-elle. Dans le parc en face de la maison, des enfants jouent au soccer avant
d’aller à l’école. Emma aimerait bien jouer avec eux. Elle envie leurs rires,
leur babillage, jusqu’à l’excitation qui les gagne quand un but est marqué.
Mais la mère ne peut se résoudre à exposer sa fille aux railleries des enfants.
Dieu sait qu’ils peuvent être cruels avec ceux qui sont différents. Ils savent
trouver les mots qui blessent l’âme et tuent le plaisir. Aussi la mère, au
risque de passer pour une marâtre, interdit à Emma de sortir seule de la
maison. Emma doit se contenter de regarder les enfants jouer depuis la fenêtre
de sa chambre. En contrepartie, la mère amène parfois Emma prendre une marche
dans le parc tard le soir, quand les enfants sont couchés.
− Emma, lève-toi ma belle. Viens
déjeuner. N’oublie pas que nous allons au centre d’achats ce matin.
À ces
mots, l’angoisse étreint le petit cœur d’Emma. Elle serre contre elle ses deux
anges gardiens, Patati et Patata, et prend plusieurs grandes inspirations. Ça
va bien aller, se répète-t-elle intérieurement, en espérant que son mantra
éloigne le mauvais sort.
− Oui maman, j’arrive.
Attristée
de toujours voir sa fille soudée à la fenêtre de sa chambre, la mère a décidé
la veille de lui changer les idées avec cette sortie en ville. Comme ce sera un
matin de semaine, a-t-elle raisonné, il y aura peu de monde au centre d’achats.
Et encore moins d’enfants. La mère pouvait vivre avec les regards inquisiteurs
des adultes. Elle gérait beaucoup moins bien les questions des enfants.
Le
déjeuner terminé, toutes deux font une toilette sommaire puis s’habillent en
vitesse. Emma demande si elle peut amener Patati et Patata au centre d’achats.
Sa mère lui explique gentiment que ses poupées préfèrent rester au lit pour
veiller sur sa chambre. Emma prend la main de sa mère et toutes deux sortent de
la maison. Elles traversent la rue et s’engagent dans le parc pour gagner
l’édicule du métro à l’autre extrémité. La mère sent sa fille très fébrile. Son
regard se promène constamment de gauche à droite, sans doute à la recherche
d’enfants ou d’un ballon égaré. Quand ils croisent un passant, Emma serre plus
fort la main de sa mère.
Enfant,
Emma s’était longuement demandé pourquoi tant d’adultes entraient dans
l’édicule le matin et en ressortaient au souper. Elle en était finalement venue
à la conclusion que les adultes travaillaient sous terre. Ce n’est que beaucoup
plus tard qu’elle avait compris que roulaient sous terre de grands vers de
métal comportant plusieurs segments, chacun avec plusieurs portes pour entrer
et sortir. Ces vermibus, comme elle les appelait, transportaient les
adultes vers d’autres parties de la ville où d’autres édicules leur
permettaient de sortir à l’air libre.
La mère
et Emma ont à peine le temps de s’asseoir dans le vermibus que les
portent se referment et qu’il s’enfonce dans un long tunnel sombre. Exactement
comme un ver de terre. De sa main libre, Emma agrippe la poignée de son siège.
Vingt minutes et cinq stations plus tard, le vermibus s’arrête et elles
sortent.
− Puis, as-tu aimé ça ? demande la mère
en sortant de l’édicule.
− Je crois bien que oui maman, mais
j’aurais aimé que le conducteur roule un peu moins vite et que le vermibus
grince moins dans les virages. Aussi, je trouve qu’il n’y a rien à voir dans le
tunnel. Ça doit être drôlement plate pour les adultes de se déplacer ainsi
matin et soir. Je me demande…
La mère
sourit : si sa fille parle autant, c’est signe que tout va pour le mieux.
Dans le cas contraire, Emma aurait fermé les yeux et se serait murée dans le
silence.
Une
fois dans le centre d’achats, Emma promène à nouveau son regard de gauche à
droite. Wow, se dit-elle, on dirait une ville intérieure avec plein de petites
maisons en verre fortement éclairées où les gens laissent traîner leurs
affaires à la vue de tout le monde contrairement à moi qui, chaque soir, range
tous mes jouets dans le grand coffre au trésor.
− Est-ce que les gens qui vivent dans
ces petites maisons en verre rangent leurs affaires dans un coffre pour la
nuit?
− Non, Emma. Les gens mettent ces objets
bien en vue pour les vendre. Quand une personne voit un objet qui l’intéresse,
elle entre à l’intérieur de la boutique - c’est le nom de ces petites maisons - et
l’achète. Aussi, les personnes qui travaillent dans les boutiques ne passent
pas la nuit ici. Une fois leur quart de travail terminé, elles retournent
chacune dans son logement pour y dormir, se laver et se changer.
− Maman…
Emma
n’achève pas sa phrase : un homme a frôlé son bras. Aussitôt, elle se
réfugie dans le manteau de sa mère et y enfouit son visage. La mère caresse
tendrement les cheveux de sa fille et lui dit que tout va bien.
Constatant
que le côté clinquant des lieux surstimule sa fille et la rend inutilement
nerveuse, la mère ouvre son sac à main et en sort une paire de verres fumés.
« Tiens Emma, mets-ça sur tes yeux : ça va les protéger de toutes ces
lumières. » Les verres fumés calment Emma. La mère se dépêche de faire ses
emplettes.
Le
retour à la maison va s’amorcer quand elles arrivent devant un grand magasin
d’où sort la musique de « La Belle et la Bête » de Walt Disney :
la Maison des jouets. Emma s’arrête brusquement et fixe quelque chose dans la
vitrine. Puis, elle lâche la main de sa mère et court voir de plus près un gros
ourson en peluche noir et blanc qui, confortablement assis sur un petit tapis,
semble lui faire un sourire.
− Regarde maman, c’est Patapon.
Patapon
? se demande la mère en lançant une recherche Google dans sa tête pour retracer
le livre de contes dans lequel il est question d’un Patapon. « Aucun
résultat pertinent n’est associé à votre recherche », lui répond son
cerveau après un moment. La mère s’apprête à reprendre sa recherche du côté de
la télévision quand Emma lui dit que Patapon est bien plus beau en vrai que
dans la publicité à la télé. Naturellement, pense la mère en annulant sa
recherche Google, j’aurais dû y penser en premier. « Dis maman, je peux
aller toucher Patapon ? demande Emma. Bien sûr répond la mère, saisissant là
l’occasion de faire plaisir à sa fille.
Oh !
qu’il est doux, soupire Emma en serrant le toutou dans ses bras. Allô Patapon,
je suis contente de pouvoir enfin te rencontrer. Tu as vraiment de beaux yeux.
Quoi, Patapon ? Qu’est-ce que tu dis ?
− Maman, Patapon aimerait ça voir ma
chambre. Est-ce que je peux le ramener à la maison ?
La mère
regarde le prix puis lève les yeux au ciel. « Je n’ai pas les moyens de
lui acheter ce toutou, soliloque-t-elle. En voulant lui faire plaisir, me voilà
maintenant obligée de décevoir ma fille ! »
Une
associée aux ventes n’a rien manqué du coup de foudre de la jeune fille, ni du
désarroi de la mère. Elle s’approche d’elles.
− Bonjour Madame. Votre fille est
chanceuse : c’est notre dernier Patapon. Comme il a été sorti de sa boîte
et a passé du temps en vitrine, je peux vous consentir un rabais.
− De combien, demande prudemment la mère
en se rappelant les conseils de son vieil ami Roger, surnommé le Négociateur.
− 25 % de rabais pour votre belle grande
fille.
− Dis oui maman, s’il-vous-plaît, supplie
Emma.
− Va pour le prix, mais sans les taxes
alors. Ce Patapon a dû être manipulé par plein d’enfants et je le trouve quelque
peu poussiéreux.
− D’accord, répond l’associée en
soupirant. Ce sera ma bonne action de la journée. Voulez-vous que je l’emballe
?
La mère regarde sa fille
qui serre toujours Patapon dans ses bras.
− Non merci, je crois que ce ne sera pas
nécessaire.
Le
retour à la maison se fait tout en douceur, sans nervosité. Patapon a le don de
calmer Emma. D’ailleurs celle-ci se sent si en sécurité avec son ourson qu’elle
en oublie de tenir la main de sa mère. Une fois à la maison, Emma se précipite
dans sa chambre pour présenter Patapon à Patati et Patata. Puis, elle installe
Patapon sur le sol, dos au coffre au trésor, et va rejoindre sa mère pour le
repas.
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