Mon 40e anniversaire de naissance

  

Je verse une larme de joie : mes amis vont fêter mon 40e anniversaire de naissance. Un dîner chez Annie et Robert, avec Roger et Nicole, Brian et Fabien. J’irai seul. Pour la première fois depuis quatorze ans. Sophie m’a quitté il y a six mois pour un jeune entraîneur personnel. Je n’ai rien fait pour essayer de la retenir. À quoi bon ! Je suis bedonnant, à demi chauve et je peine à gagner ma vie comme travailleur autonome. Je n’avais aucune chance.

Malheureusement, j’exerce une profession en voie d’extinction : traducteur de l’anglais vers le français. Mes clients me lâchent un à un au profit de l’intelligence artificielle, quand ils n’abandonnent pas tout simplement la traduction en constatant que le Québec est de plus en plus bilingue. J’en veux pour preuve cette grande banque torontoise, jadis une de mes fidèles clientes, qui ne communique plus qu’en anglais avec ses clients québécois. Au diable le bilinguisme officiel du fédéral.

La séparation a signifié vendre notre maison cossue et me retrouver à loyer dans un deux et demi près des transports en commun. Redescendre en bas de l’échelle. Recommencer à zéro. Tout ça à 40 ans!

J’ai craint un moment que nos amis communs ne prennent le parti de Sophie. Or, ça n’a pas été le cas : ils ont continué à nous fréquenter l’un et l’autre, mais séparément. Plusieurs d’entre eux ont déjà vécu une séparation : ils savent ce que Sophie et moi traversons. J’apprécie énormément qu’ils n’aient porté aucun jugement sur notre relation.

En entrant chez Annie et Robert, j’ai droit aux traditionnels vœux accompagnés d’un bon gros bec mouillé ou d’une virile accolade. Annie m’oblige à revêtir un T-shirt jaune fluo qui affiche « J’ai 20 ans + 20 ans d’expérience », puis à caler un apéro pour me mettre tout de suite dans l’ambiance. Comme je bois rarement, l’alcool a vite fait de me délier la langue. Je commence à parler de mon nouvel appartement, d’un gros contrat à venir, des choses que je redécouvre comme de faire moi-même l’épicerie.

Comment te débrouilles-tu pour la bouffe, me demande Brian ? Cette question a toujours été vitale pour lui. Heureusement, il y a six ans, il a rencontré la perle rare sur Grindr : Fabien tient maison comme pas un et l’accueille chaque soir avec un repas qu’il a lui-même préparé. « Pas trop pire, que je lui réponds, j’arrive à me faire du macaroni au fromage et des grill cheese. Pour le reste, j’achète des plats préparés que je réchauffe au four à micro-ondes. Je me tiens loin des chaudrons : pas question pour moi de devenir un Ricardo Larrivée ou un Christian Bégin. Dis donc Fabien, tu n’aurais pas une sœur qui cuisine aussi bien que toi ? »

Fabien sourit : « Je n’ai pas de sœur, mais je peux te présenter deux ou trois bons cuisiniers, si d’aventure tu es prêt à sauter la clôture. » Je le remercie de son offre généreuse et dis que je vais y penser… dans une autre vie. Nicole revient à la charge : «  N’aimerais-tu pas ça, Pierre, te cuisiner à l’occasion un coq au vin ou un bœuf aux légumes ? Une seule préparation te donnerait quatre ou cinq bons repas. » Je prends un troisième apéro (où donc est passé le deuxième?) « Je ne crois pas, non. N’oublie pas que je suis le seul que vous connaissez qui arrive à faire coller de l’eau au fond d’un chaudron ou à changer un bon Chardonnay en glace. » Cette fois-ci, tout le monde éclate de rire.

Annie agite la clochette : « À table tout le monde, le dîner est prêt ». Le repas se déroule rondement. On boit, on parle fort et on rit beaucoup. Puis vient le moment du gâteau et des cadeaux. L’on me chante « Mon très cher Pierre, c’est à ton tour… », je souffle les chandelles, et Annie me remet un gros paquet bien emballé, avec ruban et chou. De la part de nous tous, me dit-elle fièrement. Autour de la table, tout le monde sourit. Je révise mentalement ma liste de souhaits : elle ne contient rien d’aussi gros. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Surprise, c’est une mijoteuse électrique Hamilton-Beach d’une capacité de cinq litres avec, à l’intérieur, le livre de Ricardo « La mijoteuse : de la lasagne à la crème brûlée. »

Je réalise que j’ai drôlement gaffé en affirmant me tenir loin des chaudrons et ne pas vouloir devenir un Ricardo. Je balbutie des remerciements en promettant d’utiliser la mijoteuse dès que possible. C’est Roger qui exprime l’opinion générale : « Asteure, arrange-toi avec ça Pierre. Si on peut te donner un petit conseil, évite à l’avenir de parler à ta fête des cadeaux que tu n’aimerais pas recevoir. »

Je me suis rattrapé deux semaines plus tard en invitant mes amis à souper. Je leur ai servi une poitrine de dinde à l’orange et au miel et, comme dessert, un gâteau aux pommes et aux noix. Le tout cuit à la mijoteuse en suivant les instructions de Ricardo aux pages 113 et 205.


Source : gallimardmontreal.com


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