Smirra


Dans la salle d'audience du palais de justice.

L’huissière : « Veuillez vous lever pour accueillir madame la juge. »

La juge entre et prend place.

De nouveau, l’huissière : « Veuillez vous assoir. L’audience est ouverte. »

La juge : « Accusée, levez-vous. Madame la greffière, veuillez lire l’acte d’accusation. »

La greffière : « Comparait devant la Cour ce matin une renarde rousse nommée Smirra, accusée de s’être introduite par effraction dans le poulailler de la ferme à l’entrée sud de la ville, d’avoir occis par crocs et griffes un coq et une poule, et d’avoir dévoré cette dernière.

La juge : « Smirra, plaidez-vous coupable ou non coupable à ces trois chefs d’accusation? »

Smirra regarde son avocate un long moment avant de déclarer : « Je plaide coupable à l’ensemble des accusations votre Honneur. »

Des murmures se font entendre dans la salle. La juge donne un coup de maillet : « Siiiiilence ! Silence ou je fais évacuer la salle. » Aussitôt, l’assistance redevient coite.

La juge : « J’entends maintenant les représentations sur la sentence. Quelle peine requérez-vous madame la procureure de la Couronne? »

Réponse : «  Nous réclamons un châtiment exemplaire votre Honneur : la peine de mort. »

L’assistance retient son souffle.

« Et vous, madame l’avocate de la défense, quelle peine estimez-vous juste pour votre cliente? »

Réponse : «  Nous implorons la clémence de la Cour votre Honneur. Ma cliente a agi par instinct. Elle avait faim et n’a tué que pour survivre. De plus, elle a veillé à n’infliger aucune souffrance à ses victimes. Écoutez plutôt son histoire et vous comprendrez. 

Smirra est née sur l’île au milieu du fleuve, il y a de ça deux automnes. Elle a à peine connu ses parents et ses trois frères. Dès la banquise formée, ses parents se sont aventurés sur le fleuve et ne sont pas revenus. Partis à leur recherche, les trois frères ne sont pas revenus non plus. Plusieurs nuits durant, Smirra a glapi sur le rivage. Plusieurs jours durant, elle est restée lovée au fond du terrier, déprimée. Finalement, elle a abandonné le terrier et s’est mise à se nourrir. D’abord de glands, de tubercules et de charognes, puis des placentas de phoques venus mettre bas sur la batture en aval de l’île. Le printemps venu, elle a été assez forte et véloce pour attraper, par mulotage*, de petits mammifères – campagnols, souris ou écureuils - et des oiseaux marins – canards eiders ou mouettes -. L’été s’est écoulé sans autre problème pour elle.

J’interromps ici mon récit votre Honneur pour vous dire que j’ai envoyé une enquêtrice sur l’île vérifier les dires de ma cliente. Elle a trouvé le terrier vide. Les laissées* qu’elle a recueillies appartiennent toutes à ma cliente. Aucun autre renard n’a été observé sur l’île.

L’automne venu, Smirra a commencé à se sentir bien seule. Elle voyait les lumières de la ville sur la rive sud et se demandait si sa famille ne s’y était pas retrouvée saine et sauve, mais incapable de revenir la chercher. Elle a attendu le retour des glaces et, par une nuit très froide, a quitté l’île au montant de la marée. Elle s’est mise à trotter sur la banquise, puis à sauter d’un bloc de glace à l’autre au milieu du chenal. Elle est finalement parvenue sur notre rivage, indemne mais épuisée et affamée. Un seul obstacle se dressait maintenant entre elle et la ville : l’autoroute. Elle a longuement examiné les gros objets lumineux qui se déplaçaient très vite en faisant plein de bruit et, surtout, en puant à plein museau. Tout le contraire d’une renarde, s’est dit Smirra qui a fini par comprendre qu’il lui suffisait d’attendre un premier répit de la circulation pour rejoindre le terre-plein du milieu, puis un second pour se retrouver en lieu sûr. Ensuite, Smirra s’est retrouvée dans le champ de canola de la fermière.

En traversant celui-ci pour gagner la ville, Smirra a entendu un coq chanter. La faim l’a détournée de sa destination : elle a couru vers le poulailler. Le reste, vous le savez votre Honneur. Smirra a voulu se rassasier d’une poule bien grasse, mais le coq lui a sauté dessus. Elle a dû le tuer pour survivre. Sur ces entrefaites, la fermière est arrivée avec son chien et a capturé ma cliente.

La juge : « Merci madame l’avocate de la défense pour votre exposé très instructif. Avant de rendre ma sentence, j’aimerais connaître l’opinion de la fermière. »

La fermière : «  Votre Honneur, tuer la renarde ne me dédommagera en rien pour la perte de mes deux volailles. Par ailleurs, les rongeurs et les oiseaux noirs ravagent mes champs dès les semailles. En conséquence, je m’estimerais compensée si vous condamniez plutôt cette renarde à chasser les souris, les étourneaux et les autres ravageurs de mes champs jusqu’aux récoltes. On pourrait ensuite la relâcher dans la forêt à plus de 20 km d’ici avec promesse de ne plus jamais revenir sur ma ferme. »

La juge laisse tomber son maillet et déclare : « Qu’il en soit ainsi. Telle est ma décision. Justice est rendue. » 


Source : 1.bp.blogspot.com

N.B. Le nom de la renarde vient de Smirre, le renard du roman « Le merveilleux voyage de Nils Holgersson au pays des oies » écrit par Selma Lagerlöf, première femme à recevoir le prix Nobel de littérature en 1909. 

*mulotage : technique de chasse du renard consistant à sauter pour retomber pattes en avant sur une proie. La longueur du saut peut atteindre 5 mètres. Le taux de succès est de 20 %.

*laissées : ce sont les crottes du renard. Il les dépose en évidence à l’entrée de son terrier, sur une pierre plate ou sur le bord d’un chemin pour marquer son territoire. 


 

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