Ange 1 : Un vrai p'tit ange
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai
toujours été beau. Certes aujourd’hui, on n’utilise plus ce mot pour me
qualifier. Les femmes disent plutôt que je parais jeune, que je m’habille bien
ou que je suis en forme pour mon âge. Mais, le rosissement de leurs joues et la
brillance de leurs yeux les trahissent : je sais qu’elles pensent que je
suis beau. Dans tous les cas, je reçois leur compliment avec la modestie qui convient.
Quand, bébé, maman me promenait en
carrosse sur la rue, les voisines l’arrêtaient et s’exclamaient en me voyant
« Quel beau bébé t’as là Jeannine ! » ou « Yé beau comme un
cœur, c’tenfant ! » ou, encore, « Regardez-le, un vrai p’tit ange
! ». Maman tirait beaucoup de fierté de nos sorties. Faut dire que j’étais
son premier (trois autres allaient suivre plus tard, rangeant ainsi notre
famille dans la moyenne paroissiale). Ma naissance a auréolé ma mère du
prestige de la maternité. Grâce à moi, elle pouvait enfin parler sur un pied
d’égalité avec les autres mères de la rue.
Il n’y a pas juste les mères qui
trouvaient que j’étais beau comme un cœur. Il y avait aussi mon grand-père
paternel, fier comme un coq d’avoir enfin un petit-fils. Il aimait me
faire sauter sur son genou en me chantant « À qui le p’tit cœur après neuf
heures ? Est-ce à moi ? Est-ce à toi ? … », ce qui lui valait mes plus
belles risettes. C’est seulement à l’adolescence lorsqu’une fille, plus
entreprenante que les autres, m’a chanté les mêmes paroles en me serrant tout
contre elle, que j’ai compris que ce grand succès de Roger Miron n’était pas
une comptine pour enfants.
Mon père aussi disait que j’étais le
plus bel enfant au monde. Comme tous les pères disent ça de leur progéniture,
son compliment ne comptait pas vraiment pour moi. Idem pour les matantes encore
célibataires à trente ans passés. En revanche, il y a une personne dont
l’opinion m’a beaucoup importé : la mère d’André, mon meilleur ami
d’enfance. Chaque fois que j’allais chez lui, sa mère m’accueillait avec un
large sourire : « Si c’est pas mon p’tit ange ! Entre mon trésor, André t’attend
dans sa chambre. » Chaque fois aussi, elle caressait longuement mes
cheveux en insistant pour que je reste à dîner. Je crois bien que la mère
d’André s’ennuyait énormément dans la vie : elle n’avait eu qu’un seul
enfant et son mari était parti depuis plusieurs années faire du taxi Dieu sait
où.
Les choses ont changé après la naissance
de ma sœur. Certes, je suis resté le p’tit ange à sa maman, mais c’était maintenant
elle que maman promenait dans mon carrosse. C’était elle qui recevait
maintenant toutes les attentions de nos voisines, à l’exception, bien entendu,
de la mère d’André pour qui je suis toujours resté son second fils.
Vous pensez peut-être que j’ai mal pris
la chose et que je me suis mis à faire des mauvais coups pour attirer
l’attention ? Pas du tout. Les vrais p’tits anges ne font pas ça. En lieu et
place, j’ai décidé d’aller chercher ailleurs l’attention qui me faisait défaut
sur ma rue. Ma sœur est née le 26 mai : le 5 septembre suivant, j’entrais
à l’école primaire de ma paroisse.
Grâce à la beauté de mes traits et,
avouons-le, à un charme naturel que même Michel Louvain m’aurait envié, je me
suis fait plein de nouveaux amis. Plus important encore, je suis tombé dans
l’œil de l’institutrice. Si bien que celle-ci m’a réservé un pupitre tout à
l’avant de la classe à proximité du sien. Inutile d’ajouter que, malgré un
début de myopie qui allait m’obliger en cinquième à porter d’affreuses lunettes
à monture noire, dissimulant ainsi ma beauté à celles qui ne savent voir avec
les yeux du cœur, je n’eus aucune difficulté à lire ce que la maitresse
écrivait au tableau. Ni à mémoriser l’histoire des quatre sœurs (e, é,
è et ê) ou les tables de multiplication. Sans compter les dix
Commandements et les 537 questions-réponses du Petit Catéchisme. Ce qui me
valut d’avoir de beaux A dans tous mes bulletins scolaires.
Je me rappelle que c’est durant l’Avent
de cette année-là que j’ai acquis la certitude que l’institutrice avait le
béguin pour moi. Un matin, elle est arrivée en classe un appareil-photo à la
main. Elle voulait des souvenirs de sa classe, nous a-t-elle dit. Elle a pris
trois ou quatre clichés de l’ensemble des élèves, puis a consacré le reste de
la pellicule à me photographier dans différentes poses, dont une où je suçote
le bout de ma plume comme si je réfléchissais à quelque chose d’important. En
fait, je ne pensais à rien. Je jouais juste au p’tit ange. Son p’tit ange.
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