Emma 1 : Emma

  

Vous me demandez mon âge, madame ? Je ne saurais vous le dire. Je me rappelle seulement que, dans mon enfance, nous avions la télévision en couleur et un micro-ondes, mais pas d’ordinateur ni de cellulaire. Maman m’a raconté qu’accoucher de moi lui avait été très difficile. Papa est parti peu de temps après ma naissance, « des suites de l’accouchement », m’a dit maman, comme si ceci expliquait cela. Il nous a quittées avec mes deux frères, ce qui fait que j’ai grandi toute seule avec maman dans la grande maison de la rue Dézéry, juste en face du parc Préfontaine.

Maman sortait de la maison presque uniquement pour faire ses courses. Revoyait-elle mes frères de temps à autre ? Je l’ignore, madame. Mais je me rappelle leur nom car, comme vous le savez, ils sont revenus dans ma vie peu avant la mort de maman. Ils s’appellent Emmanuel et Manuel. Je sais, ça sonne un peu bizarre, mais maman raisonnait souvent d’une façon disons spéciale. Dans ce temps-là, maman ne pouvait nous transmettre son patronyme, Gagnon. Maman a donc décidé de nous donner un prénom dérivé du sien, Emmanuelle. Comme papa n’était plus là, et sans doute aussi pour complètement l’effacer de sa mémoire, maman m’appelait toujours Emma Gagnon.

Non madame, je n’avais pas le droit de sortir de la maison. Pourquoi faire me demandait chaque fois maman? Pour te faire frapper par une auto en traversant la rue, pour te perdre dans le quartier ou, pis encore, pour te faire enlever par un maniaque?  Chaque fois, elle terminait en me disant « Va plutôt jouer dans ta chambre ma belle Emma. » C’est ainsi qu’il m’a fallu attendre plusieurs années avant d’être assez grande pour regarder par la fenêtre les enfants jouer dans le parc. Le jeu préféré des plus jeunes consistait à se passer un gros ballon noir et blanc avec leurs pieds. Je pouvais les entendre rire et crier lorsque maman entrouvrait la fenêtre pour aérer ma chambre. J’aurais aimé jouer avec eux, pouvoir moi aussi botter leur ballon. Plus haut dans le parc, il y avait d’autres enfants, beaucoup plus grands que moi, qui couraient sans raison apparente les uns après les autres. Parfois certains entraient dans un fourré et bientôt je pouvais voir une petite fumée blanche s’élever et venir vers moi par vent d’ouest. Ouache, ça pue, ai-je dit un jour à maman qui vint aussitôt refermer ma fenêtre. Ensuite, je ne lui ai plus jamais dit que ça puait : je voulais continuer à entendre les enfants jouer au ballon.

 J’ai aussi observé deux choses extraordinaires dans le parc. Chaque matin, ou presque, plein d’adultes se dirigeaient vers l’édicule vitré situé au fond du parc. Puis, en fin d’après-midi, ils en ressortaient pour revenir dans les maisons autour de la nôtre. Après quelque temps, j’ai demandé à maman comment autant de personnes pouvaient entrer le matin et sortir l’après-midi d’un si petit bâtiment. C’est bien simple, me répondit-elle, le matin ces personnes descendent sous terre pour aller travailler et l’après-midi, elles en ressortent pour revenir chez eux. Je compris alors que si les enfants vivaient à l’horizontale entre leur maison et le parc, les adultes eux vivaient à la verticale : sous terre de jour pour travailler, à l’air libre le soir et la nuit pour manger et dormir. Je me suis alors jurée de ne jamais travailler de ma vie.

Plus tard, à la question « Pourquoi les adultes vont-ils sous terre pour travailler? », j’ai trouvé une réponse qui m’a rendue curieuse d’aller visiter le parc : pour qu’en ville, les arbres aient un endroit où pousser, et les animaux des arbres où vivre. En effet, en examinant attentivement le parc depuis la fenêtre de ma chambre, j’ai découvert que plein d’animaux y vivaient : des écureuils, des tamias rayés, des moineaux, des pigeons et, surtout des goélands qui s’amusaient à vider les poubelles en mangeant tout ce qu’ils pouvaient. Une fois, j’ai même vu une moufette traverser tranquillement la rue et, une autre fois, une mère raton-laveur et ses petits fouiller une poubelle renversée. C’est maman qui m’a appris le nom de chaque animal. Des autres fenêtres de la maison, je ne voyais que des murs de briques, de l’asphalte et de petits carrés de pelouse avec, parfois, un arbre chétif qui, tout seul, devait trouver le temps bien long. Aucun endroit où un couple de pigeons ou d’écureuils pouvait avoir ses petits et les élever. Les adultes travaillaient donc sous terre pour que les animaux aient des parcs où vivre en ville.

Cette question résolue, j’ai voulu savoir si, la nuit, les animaux dormaient dans le parc. Après tout, ils auraient très bien pu faire comme les enfants et rentrer dans une maison pour manger et dormir. Une nuit d’été très chaude, comme je n’arrivais pas à dormir malgré la fenêtre ouverte, je me suis levée pour voir ce qui se passait dans le parc. Quelques lampadaires éclairaient tant bien que mal les sentiers menant de la rue à l’édicule. Je n’ai vu aucun animal à plumes ou à poils, ce qui m’a confortée dans l’idée que les animaux dormaient bien dans des maisons tout comme nous. Par contre, j’ai vu des adultes couchés sur des couvertures, tantôt seuls, tantôt deux par deux. Prêtant l’oreille, j’ai entendu des grognements et des gémissements. Certains de ces adultes devaient certainement faire de mauvais rêves, me suis-je dit en les plaignant de ne pas vivre dans une belle grande maison comme la nôtre.

Toutes ces découvertes ont eu un seul et même effet sur moi : je voulais aller au parc. Mais comment sortir de la maison sans que maman ne me voit ? Quand elle sortait faire ses courses, elle barrait les portes avant et arrière à double tour. Puis, j’eus une idée : monter sur le comptoir de cuisine, ouvrir la fenêtre à manivelle et me glisser sur le balcon arrière. Quel âge avais-je à ce moment-là ? Je n’en ai aucune idée, madame. Est-ce que j’avais commencé l’école? Commencé? Mais, je n’ai jamais été à l’école, madame. Maman m’a dit que je ne pouvais pas aller à l’école parce que je ne savais ni lire ni écrire. J’étais trop en retard, m’a-t-elle dit. Non, c’est pas ça : elle m’a dit que j’étais trop retardée pour aller à l’école. OK maman, lui ai-je répondu sans insister ! Mais je n’étais pas trop en retard pour sortir de la maison par la fenêtre de la cuisine (rires). J’ai dévalé l’escalier arrière et j’ai couru jusqu’au parc. Enfin, j’y étais. Mon petit cœur battait fort. Je me suis mise à chercher les enfants pour jouer au ballon avec eux. Personne. Puis, un monsieur est venu vers moi et m’a demandé ce que je cherchais. Je lui ai parlé des enfants et du ballon. Ils sont là-bas, m’a-t-il répondu en pointant le gros bosquet d’arbres. Viens, je vais t’y mener, rajouta-t-il en prenant ma main. Une fois sous les arbres, le monsieur a mis sa main sur ma bouche et a arraché ma culotte. Vous pouvez imaginer le reste, moi j’essaie de ne plus trop y penser. Un siècle plus tard, il est parti en riant comme s’il venait de faire un bon coup. Je me suis relevée tant bien que mal et j’ai remis ma culotte à moitié déchirée. Je pleurais, mon entrejambe saignait. J’ai couru jusqu’à la maison et suis rentrée par où j’étais sortie. Je me suis lavée et j’ai attendu sagement que maman rentre avec les sacs d’épicerie. Je crois bien qu’elle n’a rien remarqué. Moi, je ne lui ai rien dit. Je pensais que je l’avais bien mérité. C’était à moi de ne pas sortir de la maison. C’est à moi de ne plus jamais sortir de la maison.

Malheureusement, maman est tombée gravement malade quelque temps après. Quelque chose comme des bosses dans la poitrine m’ont dit mes frères qui ont choisi ce moment-là pour rappliquer à la maison. Frères est un bien grand mot pour désigner deux hommes que je n’avais pas vus depuis ma naissance et qui ne m’avaient jamais donné signe de vie avant. Le simple fait que ce soient des hommes me mettait d’ailleurs un peu mal à l’aise après ce qui m’était arrivé au parc. Je me terrais donc dans ma chambre et faisais bien attention d’être toujours entourée de mes toutous préférés. Mes frères ont trouvé bizarre que je ne veuille pas aller avec eux me promener au parc, ni visiter maman à l’hôpital, mais ils ont respecté toutes mes décisions. Je crois qu’ils avaient décidé de ne pas me contredire vu la maladie de maman. Celle-ci avait dû leur dire que je préférais rester à la maison et que, de toute façon, j’avais pris trop de retard pour me promener en ville.

Emmanuel a pris la chambre de maman et Manuel le salon. Ils n’avaient pas apporté de toutous avec eux. C’est sans doute pour ça que l’un a souvent ramené une fille dans sa chambre et l’autre un gars au salon. Tous deux devaient avoir grandement besoin de parler car, la nuit, j’entendais des grognements et des gémissements semblables en tous points à ceux que j’avais entendus venant du parc la fameuse nuit chaude de juillet.

Quelque temps plus tard, mes deux frères sont entrés dans ma chambre sans prévenir (oups, reste calme Emma) et m’ont annoncé que maman était partie. Pour toujours. Qu’ils allaient mettre la maison en vente. Qu’ils allaient s’occuper de moi.

Deux jours après l’enterrement (je n’y ai pas assisté, pensez-vous!), mes frères sont à nouveau entrés dans ma chambre sans prévenir (quel manque de savoir-vivre, même maman cognait à ma porte avant d’entrer), ont mis toutes mes affaires dans ces quatre boîtes de carton et m’ont amenée ici. À la maison de monsieur Louis Hache, m’ont-ils dit.

Est-ce que vous vivez ici madame ? Est-ce que moi aussi je vais vivre ici? Est-ce que vous allez être ma nouvelle maman? Si oui, je vous demande une chose, une seule : ne m’obligez jamais à aller dehors, encore moins sous terre. Je veux finir mes jours dans une belle grande chambre avec vue sur un parc pour voir des enfants jouer au ballon. S’il vous plaît, madame !

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