Deux dindons pour Noël

  

Un des grands plaisirs de mon amie Julie est de recevoir tout son monde à dîner le jour de Noël. Elle le fait depuis plus de quarante ans maintenant. Et quand je dis tout son monde, cela inclut les conjoints / conjointes, les amants / amantes, les enfants, les amis (dont moi), même le voisin qui conduit souvent Julie dans son taxi. À nous de décider qui va nous accompagner pour le diner, à Julie de trouver une place pour tout le monde.

Bon an, mal an, on parle de nourrir quelque vingt-quatre convives, répartis en deux tablées, une dans la salle à manger et l’autre au salon. Pour l’occasion, Julie fait cuire côte-à côte deux gros dindons bien farcis avec les abats, des oignons et de la chapelure de pain. Surtout, elle suspend dans le passage quelque vingt-quatre énormes bas de Noël sur des crochets. Chaque bas porte le nom d’un convive et chaque convive doit, à son arrivée, glisser un petit cadeau dans chaque bas. Ici, seul le geste compte : le prix payé n’a aucune importance. Untelle recevra trois pralines soigneusement emballées, un autre du sucre à la crème fait maison. Certaines offriront des gratteux, d’autres des coupons-rabais pour le cinéma. Je vous laisse calculer le nombre total de petits cadeaux qui se retrouvent dans ces bas.

Une fois débougriné et délesté de ses cadeaux, chaque invité se voit assigné une tâche pour le repas. Deux responsables du service pour chaque tablée, deux marmitons pour piler les pommes de terre et préparer les accompagnements, généralement des canneberges en fruits ou en gelée, et deux préposés au service du vin. Ainsi, tout le monde reste debout et peut passer de l’un à l’autre pour jaser.

Après le repas, tout le monde participe à la vaisselle : certains débarrassent les tables, d’autres lavent ou essuient. Ne reste plus à Julie qu’à tout ranger dans les armoires. Une fois la corvée terminée, tous vont chercher leur bas et reviennent au salon pour le vider devant le petit sapin de Norvège tout illuminé. On fait des Ah ! et des Oh! De surprise et de plaisir et on se congratule pour les trouvailles.

Vous vous demandez sans doute où je veux en venir avec cette histoire mille fois vécue, mille fois racontée? Eh bien voici : avec les années, je me suis rendu compte que Julie est le mortier de sa famille. Que dis-je : le mortier de son entourage ! Le temps d’un repas, toutes les chicanes tant familiales qu’amicales sont suspendues, toutes les insultes oubliées. Malgré leurs différends, tous viennent chez Julie pour rire du temps passé, chanter l’innocence de leur enfance et, surtout, parler pour prendre des nouvelles, parler pour en donner, parler pour être unis.

À la fin de l’après-midi, les convives quittent les uns après les autres en se promettant plein de choses pour l’année à venir dont, la plus importante à mes yeux, celle de se revoir bientôt. Julie peut enfin s’asseoir et se reposer un peu. Sa fille et moi restons un peu plus longtemps pour faire le bilan du repas et décompresser avant de reprendre la route.

Depuis quelques années, je sens Julie plus fatiguée qu’avant. Elle a besoin qu’on l’aide un peu plus, qu’on la remplace même pour certaines tâches. Mais, elle tient toujours à rassembler tout son monde pour Noël. Aussi, quand hier soir elle m’a téléphoné pour savoir si je viendrais diner ce Noël-ci, j’ai aussitôt répondu oui. Pour rien au monde, je ne voudrais manquer ce merveilleux moment de l’année où je vois le bonheur briller dans les yeux de mon amie.




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