La maison de poupées

  

Ma mère était très méchante avec moi, surtout depuis que mon père avait sacré son camp le jour de mes quatre ans. Freud aurait sans doute dit qu’elle reportait sur moi sa colère d’avoir été laissée-pour-compte. Surprotectrice, donc rigide et contrôlante, elle m’interdisait plein de choses, la principale étant d’avoir une poupée. Chaque fois que je lui en faisais la demande, ma mère me répondait que ce n’était pas un jouet pour un beau garçon comme moi. Puis, elle allait chercher mes autos miniatures et le grand tapis vert sur lequel étaient imprimées des routes et des maisons. Tiens, disait-elle, joue plutôt avec tes autos, ça va t’aider à devenir un homme. Si j’avais le malheur d’insister, alors ma mère se fâchait et me flanquait une bonne gifle en criant « Je ne veux pas que tu finisses tapette comme ton père ». J’ignorais la signification de ce mot. Je comprenais seulement que si je me mettais à jouer avec des poupées, ça finirait mal pour moi. Aujourd’hui, je me dis que si ma mère ne m’avait pas autant brimé dans mon enfance, peut-être que… Mais, à quoi bon revenir là-dessus.

La garderie où j’allais était une véritable maison de poupées. Tous les enfants, même Félix-Antoine et Charles-Arthur, apportaient leur poupée de la maison, généralement une Paola Reina. Le matin, ils l’habillaient et la promenaient dans la salle de jeu. L’après-midi, ils faisaient la sieste avec elle avant de lui donner une collation vers seize heures. J’étais le seul sans sa Lola ou son Andrés. Inutile d’ajouter que personne ne voulait me prêter sa poupée : ça ne se faisait pas, point final. Je leur en ai toujours voulu pour ça. J’étais frustré et fort malheureux.

Il m’a fallu attendre d’avoir vingt ans avant de pouvoir réaliser mon rêve. J’habitais toujours chez ma mère, mais je gagnais maintenant suffisamment d’argent comme livreur pour m’offrir une garçonnière dans le quartier voisin. J’aimais beaucoup ce mot de « garçonnière » : il me définissait comme un homme. Mon nouveau chez moi allait enfin me permettre d’avoir ma maison de poupées. Pour moi tout seul!

Je me rappelle encore du frisson que j’ai ressenti quand j’ai franchi la porte avec ma première poupée. Cédrika, c’était son nom, avait de longs cheveux blonds que j’ai longtemps eu plaisir à brosser. Je l’ai installée dans mon lit : quand je finissais de travailler, je venais faire une sieste avec elle avant de retourner souper avec ma mère. Puis, rapidement, ce fut le tour de Félix, une poupée noire aux cheveux crépus, de Fauvette, une petite rousse avec des taches de rousseur, de Mathilde aux grands yeux verts et de Nicolas vêtu comme un matelot. Tout comme à la garderie, je promenais mes poupées dans le salon et leur préparais des collations avec du thé et des gâteaux, à la façon des Britiches. Avant de quitter les lieux, je les installais confortablement sur le divan pour la nuit. J’aurais aimé partager mon bonheur avec ma mère, lui dire que mes poupées n’avaient pas fait de moi une tapette, car je connaissais maintenant le sens de ce mot. Mais, ma mère ne m’aurait pas cru et, malgré mon âge, elle m’aurait encore giflé.

Malheureusement, comme tous les rêves, le mien a connu sa fin. Une fin brutale. Un beau jour, les voisins ont appelé le propriétaire pour se plaindre des odeurs pestilentielles de ma garçonnière. En découvrant ma maison de poupées, celui-ci a aussitôt prévenu la police. Tout le monde s’est alors mis à ma recherche. Je fus arrêté quelques heures plus tard en revenant du travail.

Je fus accusé du meurtre de mes cinq poupées et condamné à perpète dans ce pénitencier où, m’a-t-on expliqué, je ne peux fréquenter aucun détenu pour ma propre sécurité. Soit, cela ne me dérange pas, ai-je répondu, en autant que vous me donniez une poupée pour me tenir compagnie et occuper mes journées. J’attends toujours la réponse des autorités.

Pour ce qui est de ma mère, je n’ai eu aucune nouvelle d’elle depuis que je suis ici. Elle doit sans doute croire que je suis devenu une tapette comme mon père et que j’ai bien mérité ce qui m’arrive. C’est peut-être pour ça qu’elle m’a envoyé cette grosse boîte. Elle contient toute ma collection d’autos miniatures et le grand tapis vert sur lequel sont imprimées des routes et des maisons.




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