Les enquêtes du concierge. Chap. 3 : L'auto de madame Beaugrand
Excusez-moi, je suis allé récupérer ma
serpillière qu’une âme bien intentionnée avait rangée derrière le bureau de la
réception. Je vous disais donc que depuis l’affaire de l’alliance de madame
Poitras[1],
tout et chacun vient me voir pour que je retrouve un bien perdu. En bon
concierge qui recherche avant tout la tranquillité, j’ai vite appris à me
défiler. Comme monsieur Gilles Therrien (appartement 544) est un agent de
police retraité de la ville de Laval, je lui ai demandé de m’assister dans mes
enquêtes. Il a accepté avec le plus grand plaisir de reprendre du service et
même, ce fut son dire, de me servir de force constabulaire si nécessaire. C’est
lui qui a retrouvé en un rien de temps le missel de la religieuse sous les
partitions posées sur le piano du salon et le béret de M. Gauthier sur la
patère de sa partenaire de pichenottes.
Monsieur Therrien n’avait de toute évidence
rien perdu de son flair légendaire. Aussi, l’autre matin, je fus un peu surpris
de le voir entrer l’air piteux dans mon cagibi. Il n’arrivait pas à mettre la
main sur la clé électronique de l’auto de madame Élise Beaugrand (appartement
218) qui voulait aller faire sa commande au supermarché Adonis sur la rive sud
de Montréal. Hum ! Avez-vous cherché le double de sa clé? Avez-vous vérifié si madame
n’avait pas oublié sa clé dans l’auto ? Ou si une de ses amies ne l’avait pas prise par
mégarde? Oui, non et non. Pourtant, m’a-t-il expliqué, madame Beaugrand est
très bien organisée : dès qu’elle entre dans son appartement, elle dépose
ses clés dans un bol en verre soufflé de Touverre (La Baie, Québec) sur sa
desserte d’entrée. La veille, elle avait reçu son fils et sa bru à souper et se
rappelait très bien avoir mis ses clés dans le bol. J’ai donc téléphoné au
concessionnaire qui, pour la modique somme de 350 $ est venu livrer une
nouvelle clé électronique à madame Beaugrand. Il paraît que l’électronique ça
se paie. Moi, je dis que l’électronique ça paie, point final.
L’histoire se serait terminée là si la
semaine suivante, l’auto de madame Beaugrand avait démarré, ce qu’elle elle a
refusé obstinément de faire. Pas le moindre clic pour titiller le tympan quand madame
poussait le bouton « Start ». L’électronique de la clé faisait-elle
des siennes ? J’en aurais mis ma main au feu, mais j’ai plutôt choisi de la
mettre sur mon cellulaire pour rejoindre le concessionnaire. Flairant la bonne
affaire, celui-ci nous a aussitôt envoyé une dépanneuse en nous prévenant que
la facture risquait d’être salée si la clé n’était pas en cause. Or, elle ne le
fut pas, ce qui fait que la facture le fut. Quelqu’un, visiblement de mal
intentionné, avait débranché le câble de la borne positive de la batterie.
Comment ce « Un » avait-il eu accès à la batterie de la voiture de madame?
Aucune idée. Idem pour le pourquoi. J’aurais pu connaître les réponses si madame
Lys-Aimée Quirion Lafleur, la directrice de la résidence, avait donné suite à
mes demandes répétées d’installer une caméra de surveillance dans le
stationnement souterrain. Je le voudrais bien, m’assure-t-elle à chaque fois,
mais la maison-mère, distante et chiche comme pas une, me refuse toujours le
peu de fonds nécessaire.
J’ai finalement connu le fin fond de
l’affaire cet après-midi, peu après la collation de quinze heures. Madame
Beaugrand est arrivée en pleurant dans mon cagibi pour me dire que ses quatre
pneus étaient à plat. Avant de rappeler le concessionnaire pour finir de
liquider l’héritage de madame, je décidai d’en avoir le cœur net ce qui, après
tout, est le premier souci d’un concierge. Après m’être esquinté pendant trente
minutes à gonfler les quatre pneus avec une pompe à vélo, j’ai décidé de
prévenir son fils de ce qui se passait. J’avais à peine commencé à lui narrer
l’histoire qu’il m’a interrompu pour m’avouer être le coupable des trois
méfaits : la disparition des clés de l’auto, le câble débranché de la
batterie et la mise à plat des quatre pneus. J’en suis resté bouche bée, ce qui
a laissé au fils tout le temps nécessaire pour s’expliquer. Sa mère est de plus
en plus confuse. Le mois dernier, une gériatre du CHUM a diagnostiqué la
maladie d’Alzheimer et a recommandé que madame ne conduise plus son auto. Le
fils n’a pas osé prévenir la résidence de peur que sa mère ne soit évincée de
son appartement. Il a donc tout mis en œuvre pour que sa mère ne puisse plus conduire
son véhicule.
Qu’auriez-vous fait à ma place ? Rapporter
toute l’histoire à madame Quirion-Lafleur? Pas question. Un bon concierge doit
veiller au bien-être de ses locataires.
J’ai obtenu du fiston la permission de vendre l’auto, puis je suis allé
voir monsieur Therrien pour lui offrir d’acheter l’automobile de madame
Beaugrand, ce qu’il a volontiers accepté quand il a vu le bon prix que je lui
faisais. En échange de quoi, il s’est engagé à conduire chaque semaine la dame
au supermarché Adonis de la rive sud. Et voilà, tout le monde pouvait s’estimer
satisfait : fiston n’avait plus à craindre pour la sécurité de sa mère car
elle avait maintenant son chauffeur particulier. Pour ma part, je pouvais enfin
retrouver la tranquillité de mon cagibi.
(Inspiré d’une histoire
vraie)
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