Les enquêtes du concierge. Chap. 5 : L'affaire du Rubis disparu

  

J’allais attaquer mon sandwich à la viande fumée végé quand monsieur Jean Doré, de l’appartement 466, a fait irruption dans mon cagibi en faisant des grands gestes comme Gilles Vigneault auquel, d’ailleurs, il ressemble à s’y méprendre :

-      Bertrand, Bertrand ! Mon Rubis est disparu.

Je n’ai rien contre l’idée d’être dérangé au moment du repas, mais bon sang que j’aimerais qu’on prenne d’abord la peine de me saluer puis celle de  s’excuser pour le dérangement.

-   Bonjour monsieur Doré. Assoyez-vous SVP. Je suis à vous dans deux secondes, le temps de prendre une première gorgée de café.

-      Vite, vite, Bertrand. Il n’y a pas une seconde à perdre.

Pour le respect, on repassera. Je sentis ma pression augmenter. Je pris une grande respiration en récitant mentalement le mantra que m’avait enseignée la directrice, madame Lys-Aimée Quirion Lafleur, le jour de mon entrée en fonction à la résidence :  « Sous des dehors bourrus et impatients, les personnes âgées dissimulent souvent une grande gentillesse et une belle générosité. Sous des dehors bourrus et… ». 

-      Voilà monsieur Doré, je suis tout à vous maintenant. Quand avez-vous vu votre rubis pour la dernière fois?

-      Ce matin, juste avant de partir faire mes commissions en ville. Il avait fini son déjeuner et …

-      Pardon ! Vous voulez dire que vous aviez fini votre déjeuner…

-   Non, non ! C’est Rubis qui avait fini de déjeuner. Moi, j’enfilais mon manteau pour sortir.

-      Attendez, attendez : qui est Rubis SVP ? Un chat ? Un chien ? Vous savez que les animaux de compagnie ne sont pas autorisés dans la résidence. Mme la directrice considère que ce sont des paquets de troubles.

-   Rubis n’est pas un paquet de troubles : c’est mon poisson rouge de compagnie. Il vit avec moi dans le salon depuis près de cinq ans.

-   Un poisson ! Là vous m’avez monsieur Doré. Pourrait-il avoir sauté sur le plancher pour vous suivre ? Avez-vous regardé sous le divan, derrière le fauteuil ?

-      Impossible qu’il ait sauté hors de l’aquarium : le couvercle  était bien en place à mon retour il y a quinze minutes. Venez constater par vous-même et je vous en supplie, Bertrand, retrouvez mon Rubis vivant.

-      Très bien! Allons examiner votre appartement.

Sur ce, j’ai suivi monsieur Doré, non sans avoir soupiré en jetant un dernier regard vers mon café et le sandwich à la viande fumée végé. Une fois dans l’appartement 466, j’ai constaté que l’aquarium était aussi vide de vie que le cerveau de Donald Trump l’est d’honnêteté. J’ai aussi constaté que l’aquarium faisant un bon 100 cm de longueur par 45 cm de hauteur et 40 cm de profondeur, ce qui m’a amené à conclure qu’il contenait un dégât d’eau potentiel de 180 litres.

Je me couchai sur le sol pour regarder sous les meubles. Rien! Je recommençai en appelant le poisson de ma voix la plus douce « : « Rubis, Rubis, viens voir mononcle… ». Aucun flappement de nageoires ne me répondit. J’allais me relever quand je vis de petites flaques d’eau presque sèches entre l’aquarium et la porte patio du balcon. Il n’a quand même pas ouvert la porte, me suis-je surpris à penser, comme si Rubis avait été un enfant. Sur le balcon, d’autres petites flaques d’eau et des traces de pas… féminins (à moins qu’un homme ne porte des sept et demi à bouts pointus et à talons français). Le plus difficile restait à faire pour l’acrophobe que je suis: regarder par-dessus le garde-corps. Quatre étages plus bas, une tache rouge gisait sur la pelouse fraîchement tondue. Je pris congé de monsieur Doré, le temps d’aller recueillir la dépouille de son compagnon dans une boîte à chaussures et de la lui rapporter. Rubis mesurait un bon vingt centimètres de long et pesait près d’un kilo. Il avait dû beaucoup se débattre avant de faire le grand saut sans parachute. Même un exocet n’aurait pu survivre à une telle chute.

En voyant son Rubis mort dans la boîte de mes Adidas, M. Doré se mit à pleurer comme cette chère Madeleine. Pourquoi ? Pourquoi ? furent les seuls mots qu’il parvint à articuler. Je me posais la même question, mais sans aucune émotion devant la chose flasque et visqueuse qui maintenant ressemblait plus à une sole qu’à un carassin. J’attendis à distance respectueuse que M. Doré eut terminé son deuil. Quand ce fut fait, je lui demandai non pas pourquoi – ça je savais qu’il l’ignorait – mais qui avait intérêt à faire disparaître Rubis. Personne, commença par répondre M. Doré, en s’étendant en long et en large sur les qualités du poisson. Puis, quand j’eus précisé ma pensée en lui demandant qui pouvait lui vouloir du mal à lui, notamment chez la gente féminine, M. Doré commença en hésitant :

-      Peut-être mon ex, Yvonne Barbeau. Nous nous sommes séparés en fort mauvais termes voilà plus d’un an après que je l’eus surpris à jouer à la pétanque avec mon meilleur ami. Elle occupe maintenant l’appartement 502.

-      C’est un début. Qui d’autre ?

-   Peut-être la voisine d’en-dessous, madame Normande Colin, appartement 366. Elle m’a demandé plusieurs fois de me débarrasser de l’aquarium avant qu’un bris fâcheux ne cause un dégât d’eau chez elle.

-      Je comprends. Continuez pendant que je prends des notes.

-      Je crois bien que la femme de ménage de l’agence Plumeau, madame Marie Gane Noire, n’aimait pas trop Rubis. Elle m’a dit un jour qu’elle se sentait sans cesse épiée pendant qu’elle travaillait. Pour elle, Rubis avait le mauvais œil ! Cependant, je ne la vois pas prendre Rubis dans ses mains et le lancer du haut du balcon.

-      À cet effet, auriez-vous un grand filet d’aquarium qu’une personne mal intentionnée aurait pu utiliser pour capturer Rubis ?

-      Oui, effectivement. Regardez dans l’armoire sous l’aquarium.

Je trouvai à l’endroit indiqué un grand filet bleu encore mouillé.

-      Savez-vous où se trouve madame Gane Noire en ce moment ?

-      Sans doute chez madame Colin. Elle doit venir ici après le diner.

-    Je vois (encore aujourd’hui, j’ignore pourquoi j’ai répondu ça) … Quelqu’un d’autre aurait pu vouloir du mal à votre Rubis ?

-      Non, je ne vois pas. Il y a bien ma voisine du 468, madame Irène Poisson, que j’ai dû expulser le mois dernier de notre équipe de whist militaire parce qu’elle rouspétait tout le temps, mais de là à penser qu’elle aurait pu commettre un tel acte…

-      Laissez-moi en décider M. Doré. Pour le moment, demandez à  ces dames de venir ici toutes affaires cessantes. Tel Hercule Poirot, je vous dévoilerai alors la coupable de ce piscicide.

Les quatre dames se présentèrent dans la demi-heure qui suivit. Je les accueillis moi-même à la porte et les dirigeai vers le salon, où, bientôt, j’entrepris de résoudre l’énigme.

-      Mesdames, avez-vous remarqué que Rubis n’est plus dans son aquarium?

Trois têtes se tournèrent vers l’aquarium pour constater le grand vide qui l’habitait pendant que la quatrième baissait honteusement la tête. Pas besoin d’un grand raisonnement pour trouver la coupable dans une résidence pour personnes âgées : la plupart du temps, le remords l’amène à se dévoiler elle-même.

Naturellement, la dame portait des souliers pointure sept et demi à talons français. De plus, elle sentait légèrement le poisson. Ne me restait plus qu’à dévoiler son nom quand j’ai surpris le regard apitoyé de monsieur Doré. J’ai alors compris qu’il ne souhaitait pas voir la coupable traînée sur la place publique. Je décidai de respecter sa décision et de ne pas piper mot du piscicide. Je dis seulement que M. Doré était bien triste d’avoir perdu son animal de compagnie.

Je suis revenu à mon cubicule en me répétant le mantra de la directrice : «  Sous des dehors bourrus et impatients, les personnes âgées dissimulent souvent une grande gentillesse et une belle générosité. Sous des dehors  bourrus… »

Le lendemain, les quatre dames se sont présentées chez monsieur Doré, chacune avec une sac de plastique contenant un nouveau Rubis.




 

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