L'engeance maudite
Dès
l’aube, le pic mineur commença à marteler le tronc du vieil hêtre. Les dindons
sortirent de la forêt en file indienne et se dirigèrent vers le champ oriental
où, espéraient-ils, le fermier avait semé les graines de maïs pour ses
précieuses vaches laitières. Ils firent bien attention à ne pas déranger les
bernaches qui sommeillaient encore dans le champ de foin au sud. Au loin,
perchée au faîte d’un bouleau, une crécerelle observait attentivement la marche
des dindons : allaient-ils faire détaler un rongeur - surmulot ou campagnol, peu importe -, dont
elle ferait son déjeuner?
Les
dindons croisèrent quelques chauve-souris retardataires qui se hâtaient de
regagner la grange pour retrouver leurs consœurs perchées sous les poutres du
plafond. Elles devaient déjà être en train de rêver aux insectes dont elles
allaient se régaler la nuit prochaine.
Rendus
à mi-champ, ils furent surpris de constater que le cultivateur n’avait encore
rien semé. Plus surprenant encore, aucun bruit ne leur parvenait de l’étable.
Avisant une tourterelle qui passait par là, le mâle s’enquit de la situation.
Je n’en sais fichtrement rien, roucoula tristement le volatile. Vous devriez
demander aux mésanges à tête noire : elles traînent toujours autour de la
maison des verticaux en quête de graines de tournesol (Note de
l’auteur : sachez que la gent ailée désigne ainsi les humains; les
mauvaises langues les surnomment les rampants).
Aussitôt
dit, aussitôt fait : le chef des dindons glouglouta[1] une
volée de mésanges qui se dirigeaient vers la ferme. Il leur demanda gentiment
d’être ses agentes secrètes ailées numéro n’œuf-n’œuf-n’œuf. Elles acceptèrent
la mission, tout heureuses de se rendre utiles et, surtout, bien conscientes
qu’elles ne risquaient rien dans l’aventure.
Elles
revinrent moins de trente minutes plus tard, le ventre vide, en pépiant de
colère. Personne n’était sorti de la maison pour les nourrir. Pis encore, il
n’y avait plus de vaches laitières dans l’étable, donc pas d’avoine à picorer
sur le sol.
Maintenant
fort inquiète, la gent ailée regagna la forêt où on demanda à une gélinotte de
tambouriner l’appel général. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire,
tous les oiseaux de la forêt se sont retrouvés dans la clairière au bord de
l’étang. Et là mes amis, ça s’est mis à cancaner, à cacarder, à ululer, à
émettre tous les sons qu’un syrinx peut produire. Beaucoup de bruit pour rien,
philosophait le pic mineur tout en continuant de chercher des insectes dans son
hêtre, car personne ne sait quoi que ce soit. Et, quand on ne sait rien, mieux
vaut manger que criailler.
Un
grondement soudain fit taire tout le monde, y compris les corneilles qui
croassaient à tue-tête. On se précipita à l’orée de la forêt pour connaître le
responsable de ce raffut. Horreur ! une grosse abatteuse-débusqueuse jaune et
noire se dirigeait droit vers eux. On pouvait apercevoir derrière elle une
grande remorque pour transporter les billes de bois. On venait abattre la
forêt, LEUR forêt!
Dans
les champs, on pouvait voir des verticaux avec des casques jaunes qui
plantaient des piquets rouges à intervalles réguliers. Quoi? Allait-on aussi
détruire leur garde-manger? Paniqués, complètement désemparés, les oiseaux
retournèrent se réfugier dans la clairière. Ils allaient reprendre leurs
palabres inutiles quand une succession rapide de notes de tonalité élevée
« ki ki ki ki kik » provenant du ciel leur fit lever la tête :
la crécerelle piquait sur eux à toute vitesse. À peine posée sur une branche de
frêne, elle se mit à émettre des cris de contact prolongés et perçants «
kiiih kiiih kiiih » : ils sont
là, ils sont là! Qui ça, demanda-on de toutes parts? « Les camions
dix-roues et les pelles mécaniques » articula avec peine le rapace avant
de tomber au sol, frappé d’apoplexie.
Le pic
mineur comprit le premier ce qui se passait, car pour pouvoir philosopher, il
avait d’abord beaucoup lu, surtout la bible de John James Audubon, The Birds
of America (1827-1839). Repentez-vous mes frères, dit-il, car voici
qu’approchent les quatre anges de l’Apocalypse qui détruisent tout sur leur
passage. Suit derrière eux la Maudite Engeance de l’urbanisation. En vérité, en
vérité, je vous le dis : repentez-vous mes frères, car la fin de la nature
est proche. Très bientôt la forêt, le ruisseau, l’étang et les champs auront
disparu. Ils seront remplacés par des rues bitumées bordées de maisons loties
sur de petits terrains gazonnés. Seuls survivront parmi nous ceux dont le
plumage ou le ramage plaira aux verticaux. Ceux-là auront droit à une mangeoire
de graines et une baignoire métallique sur pied.
Les
oiseaux se remirent à crier et à voleter dans tous les sens. Seul le moineau
restait calme et silencieux à l’écart du brouhaha. Non pas qu’il se sentait
encore comme un membre exotique de la forêt – ça faisait quand même 170 ans que
ses ancêtres avaient immigré en Amérique du Nord – mais plutôt parce que, tout
comme le pigeon et le goéland, il avait depuis longtemps appris à vivre avec
les verticaux, à tirer profit de leur présence. Il savait que l’avenir
appartenait aux animaux des villes plutôt qu’à ceux des champs, que les
campagnards seraient remplacés par les civilisés (Autre note de l’auteur: du
latin civis, la cité), que l’avenir était à… attendez que je trouve le mot.
Ah oui : que l’avenir était à la gentrification. Lui restait juste
à connaître son nouveau gentilé : allait-il devenir un Magogois, un
Stansteadois ou un Sainte-Catherinois?
[1] Je sais, glouglouter est un verbe intransitif. Cependant, je crois que
le caractère fabuleux de cette histoire m’autorise cette petite licence
littéraire.
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