Les enquêtes du concierge. Chap. 2 : L'alliance de madame Poitras

 

Enfin ! J’avais fini de déménager les affaires et les effets de monsieur Norbert Marquis dans l’entrepôt du sous-sol de la résidence. Je pouvais à nouveau vaquer à mes tâches régulières de concierge. C’est ainsi que je m’apprêtais à laver le plancher du hall d’entrée quand une auto de police se gara devant le débarcadère. Deux jeunes policières, plutôt accortes, en descendirent. En me voyant, serpillière à la main, elles ont tout de suite compris que je n’étais pas le directeur de l’institution. Elles m’ont quand même demandé de les diriger vers l’appartement 483, ce que je m’empressai de faire non sans leur demander, chemin faisant, ce qu’elles allaient faire chez sa locataire, madame Yvonne Poitras, une octogénaire en pleine forme. Une simple histoire de vol à domicile, me répondirent-elles, ajoutant qu’elles venaient recueillir la déposition de la dame.

Notre arrivée mit madame Poitras dans tous ses états : elle pleura et trembla en leur montrant son coffret à bijoux avec, au centre, l’espace vide où aurait dû se trouver son alliance. Elle expliqua avec quelques interruptions pour renifler, se moucher et s’excuser, qu’elle avait rangé son alliance dans le coffre la veille et que ce matin, elle avait constaté sa disparition. Non, personne ne lui avait rendu visite depuis deux jours. Même pas sa femme de ménage, lui ai-je demandé avec un soupçon d’appréhension dans la voix ? Non, m’a-t-elle répondu sans se rendre compte du soulagement que sa réponse me procurait[1]. Aucune trace d’entrée par effraction et  seule la bague avait été prise. Je me demandai pourquoi la voleuse ou le voleur n’avait pas tout simplement emporté le coffret à bijoux?

Les deux policières se sont certainement posées la même question, car elles se regardaient maintenant d’un air entendu : la vieille dame avait probablement égaré sa bague et n’osait se l’avouer. Pendant qu’une des policières sortait son calepin, l’autre demanda une description de l’alliance. Madame Poitras entreprit plutôt de raconter l’histoire dudit objet.

Vers 1880, un riche homme d’affaires de Montréal était tombé amoureux de la grand-mère de son défunt mari. Il s’était rendu chez Birk’s, sur la rue Sainte-Catherine, pour lui acheter ce qu’on appelait alors une bague de mariage « Vous et Moi ». Le mariage avait duré le temps que naissent trois garçons, puis une épidémie de variole avait emporté le mari et les deux plus jeunes. Malgré l’indigence qui s’ensuivit, la grand-mère n’avait jamais voulu se départir de la bague. Elle y consentit seulement quand son petit-fils lui annonça son désir d’épouser madame Poitras à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Lisant l’impatience dans le regard des policières, j’intervins habilement pour demander à madame Poitras de nous décrire la bague. J’ai mieux que ça, répondit-elle, voici la photo que j’ai prise pour mes assurances. On y voyait clairement un anneau en or jaune finement ciselé avec deux extensions latérales supportant un gros solitaire et un rubis. Mme Poitras expliqua que le diamant symbolisait l’amour éternel et le rubis la passion ardente. La policière qui prenait des notes dans son calepin lui demanda à combien était évaluée la bague. Autour de vingt-cinq mille dollars selon la maison Birk’s, toujours en affaires à la même adresse. Ce sur quoi, les policières annoncèrent leur départ pour aller rédiger leur rapport. Mme Poitras pouvait déclarer le vol à ses assurances.

Je me doutais bien que si je ne faisais rien, l’affaire en resterait là. Aussi, quand je fus seul avec elle, je lui demandai de revivre à voix haute la journée d’hier.  Au fur et à mesure qu’elle racontait, nous nous déplacions dans l’appartement, un trois et demi de taille moyenne. C’est seulement au moment où elle me raconta qu’à vingt heures, elle était entrée dans sa chambre pour mettre sa jaquette de nuit que je découvris la clé de l’histoire. Dans le garde-robe, je trouvai une veste de laine… pour homme! Quand je demandai à madame Poitras à qui appartenait la veste, ses joues s’empourprèrent. Elle m’expliqua qu’une fois par semaine elle recevait ses amis pour jouer aux cartes et que l’un d’eux, très gentil au demeurant, avait oublié sa veste au salon. Elle avait voulu la lui rapporter, mais malheureusement il était décédé peu de temps après. Décédé? Qui ça, lui demandai-je brusquement, en me doutant un peu de la réponse. Monsieur Marquis, dit-elle en se remettant à pleurer. Et vous, est-ce que vous alliez parfois jouer aux cartes chez monsieur Marquis ? Oui, les vendredis soir. Se pourrait-il que vous ayez oublié votre bague chez lui par mégarde? Ça se peut, murmura-t-elle. Quand Norbert et moi étions ensemble, j’enlevais ma bague par respect pour mon défunt mari. Je la mettais dans la poche de ma veste. Et cette veste, vous rappelez-vous où vous l’avez rangée ? Dans le deuxième tiroir de mon chiffonnier. Aucune trace de la veste dans ledit meuble. Se pourrait-il Mme Poitras, qu’à votre tour, vous ayez oublié votre veste dans l’appartement de monsieur Marquis? Ohhhhhhhh ! fut sa seule réponse.

Je retournai dans l’entrepôt du sous-sol et entreprit d’ouvrir une à une les boîtes de monsieur Marquis. Je trouvai la veste de Mme Poitras dans la douzième boîte, et la bague dans la poche gauche de la veste. L’affaire était résolue!

Mme Poitras fut tout à sa joie de retrouver sa précieuse alliance. Elle se confondit en remerciements et promit de me récompenser de belle façon. Pour ma part, je lui demandai de prévenir les policières de ma découverte et, surtout, de ne rien dire de cette histoire aux assurances. Le lendemain, elle vint me porter un chèque d’un montant supérieur à deux mois de travail à la résidence.

Par la suite, madame Poitras s’est révélée une influenceuse sans égale. Elle a raconté son histoire à tous les locataires, tant et si bien que, du jour au lendemain, je suis devenu le Saint-Antoine-de-Padoue de la résidence. Untel est venue me voir pour que je retrouve son béret, Unetelle son parapluie. Une religieuse est même venue me demander de l’aider à retrouver son missel. Tout ça pour vous dire que si vous venez à la résidence, ne vous surprenez pas de l’état du plancher du hall d’entrée : je n’ai pas encore eu le temps de passer la serpillière. Au fait, où est-elle passée celle-là?






[1] Voir la première enquête intitulée “Homme à tout faire, ou presque »

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